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Alyssa Ahrabare : les combats de la CLEF pour les femmes en Europe

Alyssa Ahrabare, juriste spécialisée en droit des libertés fondamentales, préside la Coordination Française pour le Lobby Européen des Femmes (CLEF). Également investie au sein d’Osez le Féminisme !, elle est une figure engagée dans le plaidoyer féministe à l’échelle nationale et européenne.

Dans un entretien accordé à Enflammé.e.s le 21 novembre 2024, elle revient sur les combats qui mobilisent la CLEF : refonte du traitement judiciaire des violences sexuelles, protection des mineurs face à l’industrie pornographique, lutte pour les droits reproductifs et plaidoyer européen.

Alyssa Ahrabare,  juriste spécialisée en droit des libertés fondamentales et présidente de la CLEF. Forte d’un réseau de près de 80 associations féministes et de son statut consultatif auprès des Nations Unies, la CLEF œuvre au carrefour des initiatives locales, nationales et internationales pour faire avancer l’égalité femmes-hommes. (Alyssa Ahrabare)

À l'approche du 25 novembre, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, vous avez présenté vos 140 propositions pour une loi intégrale contre les violences sexuelles le 21 novembre 2024. Pourrait-on revenir en détail sur quelques-unes d’entre elles ?

Cette coalition, lancée le 18 octobre 2024, regroupe plus de 60 organisations et propose 140 mesures ambitieuses présentées ce jour.  Ce projet de loi intégrale est une réponse à l’ampleur et à la complexité des violences sexuelles en France. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 230 000 femmes majeures ont déclaré avoir été victimes de violences sexuelles en 2023, et pourtant 94 % des plaintes pour viols sont classées sans suite. Ces statistiques montrent l’urgence d’une réforme profonde, qui ne se limite pas à de simples ajustements mais engage une transformation structurelle de la réponse institutionnelle et sociétale.

Le texte s’inspire des luttes féministes passées, notamment d’une proposition de loi-cadre contre les violences envers les femmes rédigée en 2006. Cependant, il met davantage l’accent sur les violences sexuelles et se décline en mesures couvrant un spectre large : prévention, justice, protection des victimes et répression des auteurs. L’objectif est clair : construire une politique publique globale et ambitieuse, pilotée au plus haut niveau de l’État.

L’un des piliers de cette loi intégrale est la refonte du traitement judiciaire des violences sexuelles, que nous jugeons actuellement inadéquat. Aujourd’hui, les femmes se heurtent à un véritable mur judiciaire. Les délais entre la commission d’un viol et sa dénonciation, combinés au manque de formation des enquêteurs, expliquent en partie les taux exorbitants de classement sans suite.

Pour y remédier, nous plaidons pour la création de juridictions spécialisées, à l’image des juges pour enfants. Nous voulons également instaurer un parquet national dédié pour coordonner les réponses judiciaires et renforcer la protection des victimes, dès leur dépôt de plainte. Notre but est d’instaurer une justice efficace, respectueuse et accessible pour toutes les victimes, en particulier les groupes vulnérables comme les femmes migrantes ou en situation de handicap. Nous plaidons également pour l’imprescriptibilité glissante : si un agresseur commet plusieurs viols tout au long de sa vie, le délai de prescription pour les premières agressions serait prolongé. Cela permettrait de juger un individu pour l’ensemble de ses crimes, ce qui n’est pas souvent le cas aujourd’hui.

Enfin, il est impératif de doter les services d’enquête de moyens suffisants pour systématiser des actes élémentaires comme l’analyse des téléphones ou l’audition des mis en cause, qui sont trop souvent négligées.

La prévention est un autre axe clé de cette loi intégrale. Cela commence par l’éducation et notamment l’application de la loi Aubry (2001) pour les élèves. Nous insistons aussi sur la formation des policiers et magistrats. 

Nous savons que ce processus prendra des années, voire des décennies, mais il est crucial d’avancer rapidement sur certaines mesures prioritaires, comme l’augmentation des budgets alloués à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

“Aujourd’hui, la France consacre seulement 0,21 % de son PIB à ces questions, bien en dessous de la moyenne européenne qui est de 0,3 %. Les violences sexuelles ne sont pas qu’un problème individuel : elles sont le symptôme d’une société qui tolère encore largement les inégalités de sexe.” — Alyssa Ahrabare

Le sous-financement de la lutte contre les violences sexuelles est-il un obstacle ?

Oui, actuellement, la France consacre à peine 344 millions d’euros à ce domaine, alors qu’il faudrait multiplier ce budget par 30 pour répondre aux besoins réels. Selon le rapport de la Fondation des Femmes “Où est l'argent contre les violences faites aux femmes ?" publié le 25 septembre 2023, 2,6 milliards d’euros annuels seraient nécessaires pour accompagner efficacement toutes les femmes victimes de violences sexuelles. Cet investissement permettrait de financer la formation des forces de l’ordre, l’accompagnement des victimes et la mise en place des structures spécialisées.

La formation des acteurs de la justice demande des budgets. L’avez-vous signalé à Salima Saa, la nouvelle secrétaire d'État auprès du ministre des Solidarités, de l'Autonomie et de l'Égalité entre les femmes et les hommes, chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes ?

Nous avons récemment présenté ces propositions lors d’un petit-déjeuner avec des parlementaires, où nous avons rencontré un certain enthousiasme. Nous avons notamment échangé avec Salima Saa. Cet échange a été très fructueux, et nous espérons que nos propositions trouveront un écho parmi les décideurs politiques.

Cette initiative s’inscrit dans la continuité de la révolution sociétale amorcée par le mouvement #MeToo. Depuis 2017, les signalements de violences sexuelles ont explosé, mais la réponse institutionnelle n’a pas suivi. Les femmes parlent, mais les institutions ne semblent pas prêtes à les entendre.

Des affaires comme le procès des viols de Mazan avec le témoignage courageux de Gisèle Pelicot illustrent ce besoin urgent de changement. Ces cas très médiatisés  sont des moments de réflexion collective sur notre société et sur la place que nous accordons – ou refusons d’accorder – aux femmes et à leurs droits.

“En proposant cette loi intégrale, nous espérons enclencher un effet boule de neige, porté par la solidarité du mouvement féministe et par la volonté croissante de la société civile d’exiger des comptes. Ce combat ne fait que commencer, mais il s’appuie sur des décennies de luttes féministes et sur une mobilisation collective qui ne faiblit pas.” — Alyssa Ahrabare

Donald Trump a été réélu à la tête des États-Unis le 5 novembre. Quels impacts anticipez-vous sur les droits des femmes et des minorités de genre aux États-Unis et en Europe ?

La réélection de Trump est bien plus qu’un événement politique isolé : c’est le symbole d’un backlash mondial contre les droits des femmes. Son précédent mandat a laissé des traces profondes, notamment avec la révocation de l’arrêt Roe vs. Wade, qui garantissait le droit à l’avortement. Ce recul historique a résonné bien au-delà des États-Unis, galvanisant des mouvements antiféministes en Europe, où nous voyons l’extrême droite renforcer sa position dans plusieurs pays.

En France, comme ailleurs, en Italie ou en Hongrie, nous voyons une montée de l’extrême droite, qui porte des discours ouvertement antiféministes et nationalistes. Ces mouvements trouvent désormais des relais puissants sur les réseaux sociaux, notamment auprès des jeunes. La CLEF travaille donc activement à renforcer les réseaux féministes européens pour contrer cette vague réactionnaire. Les droits reproductifs, en particulier, doivent rester une priorité de notre action commune.

Comment la CLEF agit-elle pour protéger ces droits en Europe ?

Nous militons pour inscrire le droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cela enverrait un signal fort, même si l’unanimité des États membres rend ce combat complexe.

Par ailleurs, nous dénonçons les obstacles pratiques à l’avortement, comme l’objection de conscience massive en Italie ou les déserts médicaux en France. La constitutionnalisation de l’IVG en France est une victoire symbolique importante, mais elle doit être accompagnée de garanties concrètes pour son application. Les déserts médicaux limitent encore l’accès à ce droit dans les zones rurales. Tout l’enjeu est de garantir non seulement un droit, mais aussi sa mise en pratique effective.

La CLEF œuvre principalement par le plaidoyer auprès des gouvernements et parlements en France, en Europe auprès des institutions européennes - en lien étroit avec le Lobby Européen des Femmes, dont elle est la coordination française - et sur le plan international grâce à son statut consultatif auprès de l’ONU et de ses agences (statut ECOSOC).

Au cours d’une conférence-débat sur les avancées et défis pour les droits des femmes au niveau européen organisé par Osez le Féminisme ! le 9 octobre 2024, vous aviez évoqué la lutte contre les violences sexuelles en ligne. Que s’est-il passé depuis ? 

Jeudi 6 novembre, Google a été condamné par la justice pour ne pas avoir déréférencé promptement des vidéos de viols commis au sein de l’industrie pornocriminelle notamment dans le cadre des affaires « French Bukkake » et « Jacquie & Michel ». 

Les plateformes numériques sont des terrains d’impunité où des vidéos illégales, souvent issues de viols ou de contenus pédocriminels, circulent librement. On sait retirer les contenus liés au terrorisme en quelques heures. Pourquoi ne pas appliquer les mêmes protocoles aux vidéos pédocriminelles ou aux scènes de viols ? Il est crucial de renforcer les moyens des institutions telles que Pharos et l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) pour repérer et retirer les contenus illégaux. Il est temps d’instaurer une responsabilité claire pour les plateformes.

Le 17 octobre 2024, la Cour d’appel de Paris a validé les demandes d’associations de protection de l’enfance de bloquer l’accès à différents sites pornographiques qui ne contrôlaient l’âge de leurs utilisateurs que par une simple déclaration de majorité. Il semblerait que nous avançons ?

La décision de bloquer les sites ne respectant pas le contrôle d’âge est un pas dans la bonne direction, mais elle reste insuffisante. La CLEF plaide pour un contrôle d’âge effectif sur les sites pornographiques, ce qui est techniquement possible mais systématiquement repoussé sous prétexte de défense de la vie privée ou de la libre concurrence. Il ne s’agit pas de limiter la liberté d’expression, mais bien de protéger les victimes et les mineur·es. Nous militons également pour une coopération européenne accrue afin de lutter contre l’hégémonie des grandes plateformes pornographiques, qui s’opposent systématiquement à toute régulation.

Pour conclure, les eurodéputés ont définitivement adopté la première directrice européenne pour lutter contre les violences faites aux femmes le 24 avril 2024. Quel regard portez-vous sur sa mise en œuvre ?

Bien que son adoption ait marqué une étape historique, la directive est encore loin d’être pleinement mise en œuvre. Les États membres ont trois ans pour transposer ses dispositions, mais cela nécessite un accompagnement important. La CLEF travaille donc sur des outils de plaidoyer pour aider les gouvernements à adopter des mesures plus protectrices encore que celles prévues par la directive. Ce travail prendra du temps, mais il est essentiel pour harmoniser les législations et garantir des droits égaux à toutes les femmes en Europe.