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Le fléau de la soumission chimique décrypté par Félix Lemaître 

À quelques jours de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes le 25 novembre prochain, Enflammé.e.s a rencontré Félix Lemaître, auteur de La Nuit des Hommes : Une enquête sur la soumission chimique (JC Lattès).

Publié le 4 septembre 2024, deux jours après l’ouverture du procès des viols de Mazan à Avignon, son ouvrage explore les failles institutionnelles, les mécanismes de domination masculine et les impacts d’une société qui banalise ces violences. Dans cet entretien, le journaliste revient sur les enjeux éducatifs, les défis judiciaires et les réformes nécessaires pour mieux protéger les victimes.

Félix Lemaître, auteur de La Nuit des hommes : Une enquête sur la soumission chimique sorti le 4 septembre 2024 (édition JC Lattès) (Marie Rouge)

Pourquoi avez-vous choisi de vous consacrer à la soumission chimique pour cette enquête ?

Au départ, ce n’était pas vraiment prévu. J’étais journaliste musical, je vivais au rythme des festivals et des concerts que je couvrais. Quand les événements ont repris après les confinements liés à la Covid-19, j’ai commencé à entendre parler de ce phénomène des « piqûres sauvages » en pleine fête. Des amis, des connaissances, avaient été témoins ou même victimes de ces agressions étranges. Ils racontaient des trous de mémoire, des chutes soudaines, cette sensation d’avoir perdu totalement le contrôle de leur corps. Il y avait là quelque chose d’inquiétant, une violence sourde, insidieuse, qui frappait surtout les femmes. Il fallait en parler. C’est comme ça que l’idée de cette enquête est née, avec ce besoin de comprendre ce qui se jouait réellement dans ces moments d’ombre.

Vous dites que cette enquête a changé votre rapport à la fête et votre perception du monde festif que vous connaissiez bien. Comment cela a-t-il affecté votre relation avec vos proches, en particulier vos amies ?

Mes amies, elles, étaient déjà conscientes des risques. Elles avaient développé tout un arsenal de stratégies pour se protéger – vérifier leurs verres, s’organiser, veiller les unes sur les autres. Ce qui m’a frappé, c’est cette vigilance permanente, cette sorte de tension de fond qui rythme leurs soirées. Pendant que nous, les hommes, profitions de la fête avec une insouciance que je prenais jusqu’alors pour acquise, elles étaient sur leurs gardes, à évaluer chaque situation en un instant. En discutant avec elles après la publication du livre, j’ai perçu une fatigue, une lassitude et une colère aussi, face à cette insécurité omniprésente. Cette enquête m’a fait réaliser combien cette insouciance masculine est un privilège que beaucoup de femmes ne peuvent pas se permettre. Le contraste est glaçant. Et aujourd’hui, je ne peux plus voir la fête comme avant.

Dans La Nuit des Hommes, vous décrivez le GHB comme une « arme parfaite » pour les agresseurs. En quoi cette substance est-elle si redoutable ?

Le GHB est en effet redoutable parce qu’il disparaît très vite de l’organisme, souvent en moins de 12 heures, ce qui complique les analyses toxicologiques. Il agit sur les neurotransmetteurs, en particulier les récepteurs GABA du système nerveux central, ce qui provoque une désinhibition totale et empêche la victime d’enregistrer des souvenirs. Couplé à l’alcool, le GHB accentue cet effet, plongeant les victimes dans un état de blackout.

Vous évoquez aussi les défis institutionnels, notamment la difficulté pour les autorités de détecter le GHB. Pensez-vous que des réformes sont nécessaires ?

En effet, le GHB, et d'autres substances utilisées dans des agressions chimiques, sont extrêmement difficiles à détecter. Ce qui le rend particulièrement pernicieux, c'est sa rapidité de disparition dans le corps – on parle d’environ 6 à 12 heures avant qu'il ne s’élimine complètement des urines et du sang. Autrement dit, si la victime ne se présente pas immédiatement pour un test, la preuve disparaît, rendant toute plainte compliquée. C’est un vrai obstacle judiciaire, car cela empêche les victimes de collecter des preuves tangibles.

Une solution serait de généraliser l’analyse capillaire, qui pourrait détecter des traces pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Elle offre un historique des substances ingérées, bien plus détaillé que les analyses standards. Actuellement, cette méthode est coûteuse et n’est pas systématiquement proposée par les services de police ou les laboratoires. Il faudrait que ces tests deviennent plus accessibles et soient automatiquement proposés dans les cas de soumission chimique suspectée.

Mais le problème va au-delà de la détection. Il y a un manque de formation criant au sein des institutions – police, justice, même dans le secteur médical. Ni les magistrats ni les policiers ne sont vraiment formés pour comprendre les effets de la soumission chimique et pour en reconnaître les signes. Les médecins, eux, pourraient jouer un rôle essentiel, car ils sont souvent en première ligne face aux victimes. Mais là aussi, la formation fait défaut, ce qui conduit parfois à des erreurs de diagnostic, voire à des jugements erronés sur le comportement de la victime.

Ce manque de préparation rend les démarches judiciaires d'autant plus pénibles pour les victimes. À cela s'ajoute le fait que les substances utilisées pour la soumission chimique ne se limitent pas au GHB. Il existe tout un arsenal de médicaments et de drogues qui peuvent être employés pour rendre quelqu’un vulnérable, mais ces substances ne sont pas toujours recherchées dans les analyses de routine. Si on se focalise uniquement sur une molécule sans tenir compte de l’étendue des possibilités, on passe à côté de nombreux cas, ce qui dissuade les victimes de témoigner.

D’ailleurs, dans votre livre, vous critiquez la traduction française de "date rape drug". Pourquoi ?

En anglais, "date rape drug" renvoie à l’idée d’une agression dans un contexte intime ou social. En français, la traduction « drogue du violeur » est problématique car elle invisibilise cette banalité du mal et les multiples contextes où ces substances sont utilisées. Elle déresponsabilise aussi les agresseurs en focalisant sur la drogue elle-même.

Vous faites aussi la distinction entre « soumission chimique » et « vulnérabilité chimique ». Pourquoi cette nuance est-elle importante ?

La « soumission chimique » implique une intention criminelle, celle d’administrer une substance à une personne sans son consentement pour la contrôler, l’agresser. La « vulnérabilité chimique », elle, fait référence aux situations où une personne devient vulnérable à cause de sa propre consommation d'alcool ou de drogues. C’est une nuance cruciale, parce qu’elle change la façon dont les affaires sont traitées. Trop souvent, on rejette les plaintes des victimes en prétextant qu’elles avaient bu de leur propre chef, ce qui revient à dire qu’elles auraient elles-mêmes favorisé l’agression. C’est une violence symbolique insupportable, qui renforce leur culpabilité.

“L’enjeu est de comprendre que la responsabilité d’une agression repose toujours sur l’agresseur, jamais sur la victime.” — Félix Lemaître

Votre livre aborde aussi le profil psychologique de ces agresseurs. Selon vos recherches, que savez-vous de leurs motivations ?

J’ai discuté avec des psychologues spécialisées dans les violences sexuelles, notamment Inès Gauthier, qui m’a expliqué que certains agresseurs se convainquent que leurs actes sont « moins graves » si la victime n’a aucun souvenir. D’autres, au contraire, préfèrent que la victime reste partiellement consciente, ce qui leur permet d’exercer une domination complète tout en maintenant un semblant d’interaction. Cette manipulation fait partie de la satisfaction qu’ils en retirent. Ce sont souvent des individus qui n’éprouvent aucune empathie et qui cherchent à combler une faille narcissique par la manipulation et le contrôle.

Et cette minimisation sociale, ce silence autour de ces agressions, comment l’expliquez-vous ?

Il y a plusieurs raisons, je pense. Avant tout, notre société a une culture profondément ancrée de la culpabilisation des victimes, et surtout des femmes. C’est une habitude presque instinctive de chercher ce qu’elles auraient « mal fait » : est-ce qu’elles avaient bu ? Été imprudentes ? Est-ce qu’elles portaient des vêtements jugés « provocants » ? Cette attitude, en plus d’être cruelle, a pour effet pervers de déresponsabiliser les agresseurs. Elle leur offre une excuse implicite en pointant le comportement de la victime plutôt que l’acte en lui-même.

Existe-t-il des plateformes pour signaler des cas de soumission chimique ?

Aujourd’hui, l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM) produit un rapport annuel sur les cas de soumission chimique. C’est un outil précieux, mais cela reste insuffisant. Ces rapports se basent principalement sur les cas détectés dans les hôpitaux ou signalés aux autorités, ce qui laisse de côté une grande partie des situations non déclarées ou mal prises en charge. Une plateforme accessible au grand public permettrait de recueillir directement les témoignages des victimes, qu’ils aient ou non été signalés officiellement. Cela donnerait une vision plus large et plus précise de l’ampleur réelle du phénomène, et cela aiderait aussi à sensibiliser davantage sur cette problématique.

Vous parlez dans votre livre de l’influence possible de la pornographie. En quoi la consommation de pornographie violente peut-elle nourrir certains comportements d’agression ?

La pornographie, en particulier celle qui met en scène la domination et le non-consentement, joue un rôle non négligeable dans la banalisation de la soumission. Elle installe cette idée que le contrôle total sur l’autre est non seulement possible, mais légitime, comme un fantasme acceptable. Pour des individus déjà enclins à ces comportements, elle devient presque une forme de « validation » de leurs pulsions.

Ce fantasme de soumission, omniprésent dans de nombreux contenus pornographiques, brouille la frontière entre fiction et réalité. Il crée une fausse normalité où le consentement est perçu comme une option accessoire. C’est une question complexe, bien sûr, mais il est évident que cette culture de l’image modifie la perception de certains hommes sur le consentement, et participe à la formation de comportements d’agression.

Qu’en est-il de la prévention et de la sensibilisation ? Que pourrait-on mettre en place pour protéger davantage les femmes dans les espaces festifs ?

Il y a un véritable besoin de sensibilisation, et pour être efficace, celle-ci doit être à la fois plus visible et mieux ciblée. Former systématiquement le personnel des bars et des clubs – les barmen, les videurs – serait un premier pas. Ils sont souvent aux premières loges pour repérer des comportements suspects et pourraient intervenir plus facilement si on les y préparait. Pourquoi ne pas rendre cette formation obligatoire ? Cela permettrait de créer un réseau de vigilance et de soutien dans ces lieux.

En parallèle, la mise en place de plateformes de signalement pourrait être très utile. Cela donnerait aux victimes un espace pour rapporter leurs expériences et permettrait de collecter des données plus fiables, donnant ainsi une vision d’ensemble sur l’ampleur de ce phénomène et aidant les autorités et les acteurs de la prévention à mieux cerner le problème.

Il est aussi essentiel de sensibiliser les jeunes aux risques de la soumission chimique, dès qu’ils commencent à fréquenter les espaces festifs. Les mouvements comme #MeToo et #BalanceTonBar ont fait avancer les choses en brisant le silence, mais il reste encore du chemin à parcourir. Il est surtout important de changer le discours : les femmes ne devraient pas porter seules la responsabilité de leur sécurité. L’agression est le choix de l’agresseur. En tant que société, nous devons garantir des espaces où chacun peut se sentir en sécurité, sans que la charge de la vigilance repose uniquement sur les épaules des femmes.

Justement avez-vous été sollicité par des associations ou des écoles pour intervenir, notamment dans le cadre de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle ?

En effet, j’ai été contacté par des associations et des enseignants pour intervenir dans des écoles. Ces initiatives s’inscrivent souvent dans le cadre de la loi Aubry, qui impose une éducation à la sexualité à raison de trois séances par an. Mais cette obligation légale est très peu respectée sur le terrain souvent par manque de moyens financiers pour organiser ces séances. Pourtant, ces interventions sont essentielles, notamment auprès des jeunes garçons, pour leur parler de consentement et déconstruire les stéréotypes sexistes.

J’ai remarqué un fossé croissant entre les jeunes générations : beaucoup de jeunes femmes sont de plus en plus progressistes, tandis que certains garçons sont influencés par des discours masculinistes amplifiés sur les réseaux sociaux. Une éducation à la vie affective et sexuelle bien pensée pourrait contribuer à réduire ce fossé, en promouvant des relations plus égalitaires et respectueuses. Il y a aussi des pistes pour former les soignants et les professionnels, car beaucoup de cas de soumission chimique passent encore inaperçus, faute de vigilance ou de sensibilisation suffisante.

Le procès de Mazan, actuellement en cours, peut-il faire bouger les lignes ?

Ce procès* est emblématique, car il met en lumière les défaillances systémiques dans la prise en charge des cas de soumission chimique. Il reste à voir comment la justice traitera cette affaire, mais j’espère que cela marquera un tournant.

Vous avez participé à des maraudes en festivals pendant votre enquête. Envisagez-vous de continuer ?

Je n’y avais pas pensé, mais c’est une bonne question. Pendant les maraudes, j’étais le seul homme dans le dispositif Safer*, et cela a changé mon regard sur la fête. Aujourd’hui, même dans un contexte informel, je reste vigilant. Peut-être que je pourrais m’engager à nouveau de cette manière, car cela reste un moyen concret d’agir.