Christelle Taraud : la pornographie, un projet idéologique de destruction des femmes

Le 19 mai 2025, la Cour de cassation doit se prononcer sur une possible requalification des faits en actes de torture, de barbarie et de racisme systémique dans l’affaire « French Bukkake ». Cette décision conditionnera un éventuel renvoi devant les Assises. L’affaire « Jacquie et Michel », elle, reste encore en instruction. Au total, une vingtaine d’hommes sont mis en examen. Ils sont poursuivis pour des faits d’une extrême violence : viols en réunion, traite d’êtres humains, chantage, menaces.

Face à cette industrie désormais exposée, seize plaignantes témoignent dans Sous nos regards. Récits de la violence pornographique, un livre collectif publié le 11 avril 2025 aux éditions du Seuil, porté par quinze autrices engagées.

Historienne et féministe, Christelle Taraud en signe l’une des deux préfaces. Dans cet entretien accordé à Enflammé.e.s le 15 avril, elle livre une analyse sans détour de ce qu’elle nomme un « capitalisme sexuel de prédation » : un système fondé sur la terreur, l’humiliation, l’exploitation des corps féminins. Pour elle, il ne s’agit plus de pornographie au sens culturel du terme, mais d’un dispositif de domination planifié, une offensive masculiniste visant à briser les femmes — avec la complicité de la société et l’aveuglement des institutions.

Historienne et féministe, Christelle Taraud en signe l’une des deux préfaces.

 

Vous écrivez que nous ne sommes plus face à une industrie du sexe « classique », mais à un « capitalisme sexuel de prédation » et à un « porno d’abattage ». Que recouvrent ces expressions ? Et en quoi marquent-elles une rupture avec ce que l’on appelait, hier encore, la pornographie ?

C’est en travaillant sur Féminicides. Une histoire mondiale (Éditions La Découverte, 2022) que j’ai saisi l’ampleur d’un phénomène global, systémique, structurel : un projet idéologique visant à détruire les femmes en tant que femmes. La pornographie contemporaine, dans ses formes les plus violentes, en est l’une des expressions les plus visibles. Elle n’est pas une excroissance marginale, elle participe pleinement de ce projet.

Le « capitalisme sexuel »[1], c’est la transformation, à partir du début du XIXᵉ siècle, du sexe en marchandise. À mesure que les sociétés s’industrialisent, le sexe devient une énorme source de profit — et donc d’exploitation. Cela commence dans la prostitution, avec l’apparition du système de la « passe » : des prestations tarifées, minutées, standardisées. C’est là que naît ce que je nomme le « commerce d’abattage » au sein du taylorisme sexuel en construction.

Ce modèle économique — réduction du temps, des coûts, des pratiques  — s’est imposé à la pornographie comme il l’avait fait à la prostitution. Dans mes recherches, j’ai observé comment ce que j’appelle le « commerce d’abattage » a prolétarisé des corps féminins dont le dénominateur commun était déjà, le plus souvent, l’extrême pauvreté et l’intense précarité : des « prestations sexuelles » — et non plus des relations — réduites à l’essentiel, catégorisées standardisées, chronométrées. Dans les témoignages de Sous nos regards, j’ai entendu l’écho glaçant de cette mécanique : une succession d’actes — fellation, pénétration vaginale et anale — sans récit, sans affect, sans répit. Un corps tronçonné en orifices à partir desquels on maximise le profit, dont on extrait une « valeur sexuelle » comme on extrait une matière première. Rien de plus. Sans se préoccuper aucunement des ravages faits au corps, à l’esprit, à la santé, à la vie des femmes.

Cette logique n’est pas un excès marginal, un « sous-produit » de l’industrie du sexe. Elle est devenue la norme. J’avais pressenti cela il y a vingt ans en travaillant sur la figure racialisée de la « beurette » dans le porno français, héritée de l’imaginaire colonial. J’avais arrêté d’en visionner tant cette violence m’était alors devenue insupportable. Du fait aussi que je m’en sentais complice, que d’une certaine manière j’avais l’impression, tenace, de participer à leur exploitation, à la violence qui leur était faite. Et puis, Hélène Devynck m’a proposé de préfacer le livre. Je ne voulais plus regarder des images de ce type, jamais, mais abandonner les femmes concernées, impossible aussi, surtout après avoir lu les témoignages.

“Et là, j’ai compris : ce que j’avais vu naître au début des années 2000 était désormais installé. Cette haine sexiste et racialisée, cette mécanique de destruction est désormais au cœur de la « nouvelle pornographie » produite. Ce que nous voyons n’est plus d’ailleurs, à mes yeux, au sens strict du mot, de la pornographie. C’est un dispositif de domination planifiée, un « porno d’abattage », comme il existe une prostitution d’abattage. Un système qui ne cherche plus à représenter le sexe, encore moins à le libérer, mais à humilier, briser, soumettre des femmes.” — Christelle Taraud

 
 

Si cette « nouvelle pornographie » n’en est, c’est qu’elle se distingue fondamentalement des productions antérieures ?

Je ne suis plus certaine que ce que nous voyons aujourd’hui mérite encore le nom de pornographie. Ce que l’on appelle « nouvelle pornographie » a rompu avec tout ce qui, jusque-là, structurait ce genre  : une « mise en scène », des « dialogues », un « récit », une temporalité de l’action et une échelle des actes, parfois même une recherche esthétique.

Dans les années 1970 ou 1980, le cinéma pornographique — aussi critiquable fût-il par ailleurs du fait des stéréotypes sexistes, classistes et racistes qu’il charriait, de la sexualité androcentrique qu’il promouvait, de l’hymne au pénis qu’il glorifiait — reposait encore sur une forme narrative : les corps se rencontraient, s’approchaient, s’effleuraient. Il y avait des préliminaires, une montée, une chute, une sorte de structure dramatique. Même si la mise en scène du plaisir restait centrée sur le désir/plaisir masculin, même si les stéréotypes pullulaient, l’idée d’une « rencontre », même réduite à peau de chagrin, demeurait.

Tout cela a été balayé. Trop cher. Trop lent. Trop compliqué à produire. Ce que nous voyons aujourd’hui, ce sont des suites d’actes sexuels industrialisés et standardisés : des pénétrations mécaniques, brutales, sans contexte, sans affect, sans autre fonction que celle d’humilier ou de soumettre. Ce n’est plus du sexe mis en scène. C’est une production d’images réelles destinée à rentabiliser la terreur.

Les femmes qui apparaissent dans ces vidéos ne sont pas des actrices. Ce ne sont pas des professionnelles. Ce ne sont pas des artistes. Ce sont des femmes souvent très jeunes au moment des faits, précaires, isolées, parfois mères célibataires, qui ont connu des violences sexistes et sexuelles dans leur parcours. Ces violences, comme l’inceste ou le viol, les fragilisent évidemment mais c’est surtout la précarité économique qu’elles traversent toutes, il faut bien le dire dans une indifférence générale, qui les rend vraiment vulnérables. C’est cela dont on use et abuse avec une redoutable efficacité dans ce soi-disant porno amateur.

La plupart des femmes dont nous parlons dans l’affaire « French Bukkake » sont été approchées sur les réseaux sociaux, longuement manipulées par un rabatteur, un faux confident qui se faisait passer pour une femme. Elles pensent alors que quelqu’un, enfin, leur tend la main. C’est au contraire un piège qui se referme sur elles. Un processus de prédation sophistiqué, parfaitement huilé, se met en action. Ce n’est pas un casting. C’est une traque visant à les abattre. [N.D.L.R. Une figure centrale de ce dispositif se faisait appeler « Axelle Vercoutre ». Derrière ce faux prénom se cachait en réalité Julien Dhaussy, un homme qui abordait des jeunes femmes sur les réseaux sociaux en se présentant comme une interlocutrice bienveillante. Il gagnait leur confiance sous couvert d’amitié, avant de leur proposer de tourner des vidéos pornographiques en les mettant en contact avec Pascal Ollitrault, alias « Pascal OP ». Les vidéos étaient présentées comme confidentielles, prétendument destinées au seul marché canadien.]

Et ce que filment les caméras, ce ne sont pas des performances sexuelles, encore moins des relations sexuelles, mais des scènes de soumission forcée. Il ne s’agit plus d’excitation, mais de punition. Les producteurs eux-mêmes le disent : ils humilient les femmes à l’écran parce qu’elles ne seraient plus aussi soumises qu’ils le souhaiteraient, qu’ils le voudraient, dans la vie réelle. C’est une revanche, une vengeance. Un projet masculiniste de reconquête symbolique d’une violence inouïe.

Alors comment nommer cela ? Nous n’avons pas encore le vocabulaire adapté mais nous y travaillons. Faute de mieux, j’ai forgé le concept de « porno d’abattage », en écho à la prostitution d’abattage des débuts de l’industrialisation du sexe au XIXᵉ siècle. Parce qu’il s’agit bien d’un projet patriarcalo-capitaliste : un système pensé pour détruire, briser, abîmer. Ce concept dit la réalité des faits. Il ne cherche pas à atténuer, à euphémiser, encore moins à romantiser la pornographie massivement produite, diffusée et visionnée aujourd’hui.

Dans ce système fondé sur la domination, le « consentement » est à la fois essentiel — et systématiquement instrumentalisé. Que valent ces contrats d’image signés à la dernière minute ? Et que révèlent-ils du fonctionnement de cette industrie ?

Ces contrats ne valent rien. Ils sont brandis comme des paravents juridiques, mais masquent une réalité de coercition. Les avocates le disent : on ne peut pas consentir à des actes de torture ou de barbarie. Et pourtant, c’est exactement ce que ces femmes ont subi comme elles le répètent à l’envi.

Dans l’affaire « French Bukkake », plusieurs victimes affirment que, dès leur arrivée, c’est Julien Dhaussy lui-même — alias « Axelle » — qui leur a fait subir ce qu’elles nomment un « viol de dressage », le premier d’une longue liste.

Ensuite, on les emmenait dans un lieu inconnu, souvent éloigné et isolé, où les attendait l’équipe de tournage et un nombre plus ou moins important de participants — un chiffre qui pouvait varier d’une trentaine à une soixantaine d’hommes, le plus souvent cagoulés. À ce stade, elles étaient déjà en état de sidération. Et c’est là qu’on leur tendait un contrat à valider rapidement.

Qui, dans un tel état d’angoisse et de terreur, prendrait le temps de lire, « à la loupe », un document juridique complexe ? Même nous, parfois, nous signons sans lire. Alors elles, dans cette situation extrême… Le langage est technique, la formulation opaque. Et surtout : même en lisant chaque mot, on ne comprend pas ce qu’on va vivre parce que justement on n’a pas signé pour ça. Ce contrat n’est pas un accord. C’est une fiction légale.

Mais plus encore qu’une fiction, c’est un rituel de soumission. On les filme, on leur demande de sourire, de remercier. De dire face caméra : « Merci qui ? Merci Jacquie et Michel. » Ce n’est pas la contractualisation d’une « prestation sexuelle » : c’est une mise en scène du pouvoir, un « blanc-seing » pour violer en toute tranquillité.

Et ce pouvoir repose sur la peur. Une peur viscérale, tétanisante. « Qu’est-ce qui les empêche de me tuer ? De me faire disparaître ? ». Purement et simplement. C’est ce qu’elles pensent au moment précis où elles comprennent que NON, c’est OUI et qu’elles sont seules face à ce qui va arriver, qu’elles sont seules face à cette meute d’hommes en rut. On est dans un régime de terreur. Et dans un tel régime, le consentement ne peut être qu’apparent — jamais réel.

Une fois les tournages terminés, quel est le sort réservé à ces femmes ? Que signifie être exposée, reconnue, poursuivie, traquée socialement par une image devenue inaltérable ?

Elles le disent elles-mêmes : « On est morte. »

Mises à mort par les autres, par la société, mais aussi par elles-mêmes. Comme si on avait gravé un « P » sur leur front — le « P » de « pute ». Elles deviennent, selon leurs propres mots, des « paillassons à sperme ». Et moi, je le dis aussi : « des paillassons à sperme sur lesquels ces hommes s’essuient la queue ».

Leur vie bascule. Elles fuient. Elles déménagent très régulièrement— jusqu’à dix-huit fois en à peine dix ans pour l’une des plaignantes. Certaines changent de nom, de travail, de région. D’autres vivent complètement recluses. On leur a volé jusqu’au droit d’être anonymes.

L’une d’elles raconte qu’au travail, ses collègues avaient acheté des T-shirts « Jacquie et Michel ». Sa vidéo circulait dans les couloirs. À son passage, on lui lançait : « Alors, la pute, ça va ? » Elle a fini par démissionner. Elle a disparu.

Ces vidéos, on leur avait promis qu’elles ne seraient jamais diffusées en France. Et pourtant tout est en ligne. Rien ne s’efface. C’est cela, le viol symbolique permanent. Une condamnation sociale à perpétuité.

On les reconnaît dans la rue, à la piscine, dans les transports, chez le boulanger. Leurs corps sont devenus des biens communs, des biens publics. Des marchandises à disposition. Des objets sur lesquels, quand on est un homme, on croit avoir des droits. L’une d’elles raconte qu’un homme l’a attendue devant chez elle après l’avoir reconnue. Il avait vu une de « ses images », comme elle l’exprime. Il lui a lancé : « Alors, la pute, je te baise quand ? »

Comment se reconstruire après ça ? On ne peut pas. Pas tant que ces images circulent sur le web.

Celles qui ont trouvé la force de témoigner sont, paradoxalement, celles qui ont réussi à remonter à la surface — ne serait-ce qu’un peu, ne serait-ce qu’un instant, ne serait-ce que le temps d’une respiration. Les autres sont invisibles. On ne les entend pas. Elles ont disparu des radars, sombré dans le silence, l’effacement, l’isolement. Ce sont les mortes silencieuses d’un système qui continue de faire de l’argent sur leurs cadavres.

Dans une affaire comme « French Bukkake », que peut-on attendre de la justice ? Et pourquoi la reconnaissance juridique de faits comme la torture et la barbarie ou le racisme systémique dépasse-t-elle le seul cadre judiciaire ?

Ce que les victimes attendent, ce n’est pas simplement une peine. C’est d’abord une reconnaissance. Une reconnaissance juridique, mais aussi symbolique, politique, sociale. Elles veulent que la justice dise ce qui leur a été fait. Qu’elle nomme, enfin, avec les mots adéquats la violence dont elles ont été victimes.

La Cour de cassation doit se prononcer le 19 mai sur l’affaire « French Bukkake ». Elle décidera si les faits qui sont reprochés aux accusés peuvent être qualifiés de torture et d’actes de barbarie, et si l’aggravation raciste est retenue — car plusieurs femmes ont été visées pour ce qu’elles sont : jeunes, précaires, racisées. Si ces qualifications sont retenues, l’affaire ira aux Assises. Sinon, elle sera jugée en cour criminelle départementale. Ce n’est pas un simple détail de procédure. C’est un enjeu de vérité.

Ces femmes ne sont pas dans une « logique répressive » comme on l’entend parfois. Elles ne réclament pas nécessairement et à tout prix de lourdes peines de prison. Elles veulent que la justice passe. Qu’elle affirme que ce qu’elles ont subi n’est pas du sexe, mais de la violence, de la torture et de la destruction. Et que leurs agresseurs ne puissent plus se réfugier dans le déni que l’impunité organise, et ce faisant légitime.

Car on le sait : la stratégie de la défense, c’est toujours l’inversion de la responsabilité. Présenter les agresseurs comme des hommes fragiles, paumés, eux aussi victimes du système. Et les femmes comme des manipulatrices, des menteuses, voire des personnes vénales qui vont gagner de l’argent avec le procès. Ce renversement est une seconde violence. Il est conçu pour démolir.

Lorsqu’une des plaignantes de Sous nos regards dit clairement et distinctement dans une vidéo : « Je vais mourir », et qu’elle le répète à plusieurs reprises pendant le tournage de celle-ci — et que personne ne s’arrête —, alors la justice doit pouvoir dire clairement et distinctement en retour : oui, c’est bien de la torture. Sinon, à quoi sert-elle ?

« Et puis, il y a autre chose. Si on ne répare que les femmes, mais jamais les hommes, que faisons-nous pour que cette société s’améliore ? On les enferme, puis on les relâche. Et ils recommencent. Parce que rien n’a été fait pour eux non plus. La prison ne déconstruit pas. Elle n’éduque pas. Elle ne permet pas de prise de conscience. Elle infantilise. Elle punit sans transformer. Si on veut briser le cycle, il faut aussi réparer les hommes. C’est à cette condition seulement qu’on protégera les générations suivantes. »
— Christelle Taraud

Face à une violence aussi systémique, la justice ne peut suffire. Comment agir collectivement contre cette accoutumance à la violence, omniprésente dans les récits, les images, les pratiques ? Et comment protéger les plus jeunes de cette pornographie prescriptive qui façonne leurs imaginaires ?

La justice est essentielle, mais elle ne peut faire barrage à elle seule. Nous sommes confronté.es à une offensive idéologique massive, qui infiltre tous les interstices de la société : les récits, les écrans, les réseaux, les imaginaires et donc les pratiques sexuelles elles-mêmes. C’est une machine culturelle, sociale, économique, qui rend la violence non seulement banale et acceptable, mais de surcroît, désirable.

Car cette « nouvelle pornographie » n’est pas seulement massive et addictive : elle est prescriptive. Elle dicte les gestes, les postures, les scripts. Elle modèle les corps, les fantasmes, les attentes. Et cela commence très tôt. Les plus jeunes — filles comme garçons — y sont exposé.es dès l’enfance. Ils apprennent à désirer la violence. Elles apprennent à la subir.

On voit arriver des adolescentes qui disent : « Mon copain veut m’étrangler pendant l’acte », ou bien : « Il me frappe, c’est normal, non ? » Elles ne savent plus faire la différence entre le désir et la domination.

Face à cela il faut une réaction globale. Cela implique l’école, bien sûr, mais aussi la famille, la culture, les médias, les plateformes. L’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS) est un levier crucial. Ce programme, inscrit dans la loi depuis 2001, prévoit trois séances par an à chaque étape de la scolarité. Mais dans les faits, il est très peu appliqué. Et lorsqu’il l’est, il l’est souvent mal, ou de manière très incomplète.

Or, on ne peut pas laisser la pornographie straight éduquer les enfants à l’amour. Parce qu’elle ne dit pas l’amour. Elle ne dit pas la tendresse, le respect, le consentement, l’égalité, la réciprocité. Elle dit la performance, l’humiliation, la soumission, la destruction.

Il faut aussi reconstruire des imaginaires alternatifs. Proposer d’autres récits, d’autres désirs, d’autres plaisirs qui inviteront à d’autres pratiques. C’est un travail immense. Il passe aussi par la création artistique, les médias indépendants, les espaces militants. Mais surtout, il faut oser nommer ce que nous voyons. Arrêter de détourner le regard. Affronter la question dans toute sa brutale réalité.

Et pendant qu’on le fait, une question reste en suspens : tant que ces vidéos restent en ligne, à quoi sert tout cela ?

Tant que ces vidéos restent accessibles, leur violence continue d’opérer. Peut-on encore parler de réparation sans régulation ? Faut-il les interdire ? Les faire disparaître ?

Tant que ces vidéos restent en ligne, il n’y a pas de réparation possible. Elles ne relèvent pas du passé : elles sont toujours là, actives, accessibles, violentes. Elles poursuivent les victimes, les exposent, les condamnent. Et elles continuent d’instruire les regards.

Depuis le 11 avril, les plateformes pornographiques sont censées vérifier l’âge de leurs utilisateurs. Mais que change réellement cette obligation ? Rien — ou presque. Le filtrage par carte bancaire, présenté comme première mesure, ne protège pas les mineur.es : plus d’un million d’entre eux en possèdent déjà une. Ce n’est pas une barrière, c’est un simulacre.

La véritable échéance est repoussée de plusieurs mois, et ne concernera qu’une partie des sites. Il faudra d’abord que l’Arcom notifie les hébergeurs, que les plateformes réagissent, que les procédures s’activent… Et pendant ce temps, la machine tourne. Elle continue de produire, de diffuser, de nuire.

Et même si une solution technique plus fiable est appliquée demain, cela ne suffira pas. Parce que le problème n’est pas seulement l’accès des mineur.es. C’est l’existence même de ces vidéos, de ces plateformes, de ces logiques industrielles fondées sur l’humiliation et la domination des femmes qu’il faut remettre en cause.

“Je ne parle pas de régulation. Je parle de démantèlement. Ces sites doivent fermer. Ils ne sont pas des espaces de liberté, ce sont des lieux de prédation. Ils ne donnent pas à voir de la sexualité, ils produisent de la terreur. Ce n’est pas une question morale, c’est une question politique. Tant que ces plateformes restent actives, nous restons complices d’un système de destruction des femmes et nous collaborons à une entreprise qui nous abîme durablement en tant qu’individus et en tant que société.” — Christelle Taraud

  • [1] La notion de « capitalisme sexuel » est développée, pour la première fois, par Christelle Taraud dans son livre à paraître (en 2026) aux Éditions La Découverte, Capitalisme sexuel : histoire d’une industrie.

 
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