Sara R. Farris : le fémonationalisme, une idéologie sexiste et raciste au nom des femmes

Le 1er avril 2025, Enflammé.e.s s’est entretenu avec Sara R. Farris, sociologue, maîtresse de conférences à Goldsmiths (Université de Londres), spécialiste des migrations, du genre et de l’économie politique du care. Ses recherches portent notamment sur le rôle central des travailleuses migrantes dans les économies de la reproduction sociale, la racialisation du sexisme et la financiarisation du secteur du soin.

Elle est l’autrice de In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism (Duke University Press, 2017), traduit en français sous le titre Au nom des femmes. « Fémonationalisme » : les instrumentalisations racistes du féminisme (Éditions Syllepse, 2021), un ouvrage qui a largement contribué à diffuser le concept de fémonationalisme. Celui-ci désigne l’instrumentalisation de la cause des femmes par des partis nationalistes, xénophobes ou néolibéraux, à des fins anti-immigration et islamophobes.

Dans cet entretien, elle revient sur la banalisation de ce phénomène, ses racines économiques, ses prolongements racistes, et les ambiguïtés croissantes autour d’un féminisme désormais mobilisé par l’extrême droite. Une analyse cruciale, alors que Marine Le Pen a été condamnée la veille à de la prison ferme et à cinq ans d’inéligibilité, et que la droite radicale se recompose à l’approche de l’élection présidentielle de 2027.

Sara R. Farris

Dans son livre, Sara R. Farris montre comment des partis nationalistes, néolibéraux et xénophobes utilisent les droits des femmes comme outil de stigmatisation des immigré.es

 

Cela fait plus de dix ans que vous avez forgé le concept de « fémonationalisme ». Depuis, il s’est largement diffusé dans les sphères militantes et académiques. Quelle évolution observez-vous du phénomène lui-même ces dernières années, notamment à l’échelle européenne, avec l’émergence de nouveaux visages de l’extrême droite comme Jordan Bardella en France ou Giorgia Meloni en Italie ?

Oui, j’ai introduit ce concept il y a plus de dix ans, à une époque où le recours, par l’extrême droite, à un discours féministe restait encore, sous bien des aspects, un phénomène nouveau. Même si ce processus a débuté au début des années 2000, nous — chercheur.ses comme militant.es — commencions à peine à en saisir la portée.

Aujourd’hui, je dirais que le fémonationalisme est devenu tout à fait courant. Il s’est non seulement banalisé, mais il s’est aussi intensifié : il est désormais plus puissant qu’il ne l’était lorsque j’ai commencé à l’étudier.

On l’observe très nettement dans les pays scandinaves, en Allemagne avec l’AfD, en Italie — où Giorgia Meloni a fait de son pays un véritable cas d’école du fémonationalisme. Et bien sûr, la France a toujours été l’un des exemples les plus emblématiques.

 
 

Vous décrivez un schéma binaire au cœur du discours de l’extrême droite : l’homme musulman perçu comme une menace, la femme musulmane comme une victime. Comment cette opposition contribue-t-elle à façonner l’image d’une nation « civilisée » ?

Ce schéma binaire demeure un rouage fondamental. Les femmes continuent d’être largement représentées comme des victimes qu’il faudrait émanciper ou sauver, tandis que les hommes sont décrits à la fois comme une menace sexuelle et économique. Cette grille de lecture reste omniprésente dans les discours de l’extrême droite.

Je constate toutefois un infléchissement. Les femmes migrantes, bien qu’encore majoritairement perçues comme des victimes, sont désormais parfois décrites elles aussi comme des menaces potentielles.

Cette inflexion varie selon les agendas politiques. Prenons le collectif Némésis, par exemple : il affirme ouvertement que son combat ne concerne pas les femmes migrantes — sa priorité est de protéger les femmes françaises.

Mais cela soulève une question essentielle : que désigne-t-on par « femmes françaises » ? De nombreuses femmes françaises — titulaires de la nationalité française — sont issues de l’immigration, notamment maghrébine. Sont-elles incluses dans ce prétendu cercle de protection ?

Ainsi, même si la figure de la victime reste centrale, la représentation des femmes migrantes devient de plus en plus ambivalente. Elle reflète une évolution plus large des stratégies politiques.

Le fémonationalisme s’appuie aussi sur des logiques économiques, notamment dans les métiers du care, où les femmes migrantes sont à la fois perçues comme vulnérables et indispensables. Quel lien faites-vous entre cette réalité et la transformation des États-providence européens sous l’effet du néolibéralisme ?

C’était l’un des axes centraux de ma recherche. L’une des raisons majeures pour lesquelles les femmes musulmanes migrantes sont représentées comme devant être « sauvées » ou émancipées, c’est qu’elles sont devenues économiquement indispensables — en particulier dans les métiers du care. Elles constituent l’épine dorsale de secteurs comme l’aide aux personnes âgées, la garde d’enfants ou le ménage, qui relèvent de ce qu’on appelle l’économie de la reproduction sociale. Or ces secteurs souffrent d’une pénurie chronique de main-d’œuvre.

Et c’est précisément là que se joue une différence avec les hommes migrants, qu’il est plus aisé de présenter comme une menace économique : cette rhétorique fonctionne moins bien pour les femmes migrantes, car leur travail est nécessaire.

Je vais vous donner un exemple révélateur : au Royaume-Uni — qui n’était même pas au centre de mon étude — j’ai découvert qu’au cours de la campagne pour les élections générales de juillet 2024, le parti de Nigel Farage, Reform UK, avait appelé à un gel total de l’immigration. À une exception près : les femmes migrantes employées dans le NHS (N.D.L.R. : National Health Service, le système public de santé britannique). Le programme du parti précisait explicitement que ces femmes devaient pouvoir continuer à entrer dans le pays.

C’est un exemple particulièrement parlant de la logique économique sous-jacente aux politiques fémonationalistes : un espace où se croisent race, genre et exigences du marché du travail néolibéral.

Certaines figures d’extrême droite, comme Marine Le Pen ou Jordan Bardella, se revendiquent du féminisme, tout en promouvant des politiques nationalistes ou racialisantes. Comment les espaces féministes peuvent-ils répondre à cette appropriation, sans alimenter les accusations de division ou de relativisme ?

C’est une question très difficile — et l’un des défis les plus complexes auxquels nous sommes aujourd’hui confronté.es.

Je tiens d’abord à rappeler que le féminisme n’a jamais été un mouvement homogène. Il y a toujours eu des féminismes pluriels, parce que les femmes viennent d’horizons sociaux, nationaux et politiques différents, avec des intérêts parfois divergents.

Si l’on remonte à ce qu’on appelle la première vague du féminisme, on trouve déjà des courants profondément racistes et colonialistes. De ce point de vue, il n’est pas entièrement surprenant que des féministes — ou du moins des personnes qui s’en réclament — puissent aujourd’hui défendre des projets politiques racistes ou excluants.

Mais ce qui se passe actuellement est plus complexe. Depuis les années 1960–1970, le féminisme s’est largement radicalisé dans un sens progressiste et antiraciste — notamment au cours de la deuxième et de la troisième vague. C’est pourquoi nombre d’entre nous ont été profondément choqué·es, dans les années 2000, de voir le féminisme récupéré par des partis nationalistes ou xénophobes.

“Le féminisme auquel je me réfère — et auquel beaucoup d’autres s’identifient également — est ce féminisme progressiste et antiraciste. Or, ce que nous observons aujourd’hui, c’est une réarticulation du féminisme qui ravive, voire re-légitime, certaines dimensions racistes présentes dans son histoire.” — Sara R. Farris

Et il y a aussi quelque chose de nouveau. On assiste peut-être à l’émergence d’une configuration entièrement différente : une forme de féminisme ouvertement d’extrême droite et raciste. La chercheuse française Charlène Calderaro a d’ailleurs écrit sur le collectif Némésis. Elle soutient qu’il ne faut pas seulement voir ces militantes comme des figures qui instrumentalisent le féminisme, mais bien comme des actrices qui le redéfinissent pour servir leur propre projet idéologique. Et je pense qu’elle a raison.

  • Fondé en 2019, Némésis est un collectif exclusivement féminin issu de la mouvance identitaire française. Dirigé par Alice Cordier (un pseudonyme), il est composé de jeunes femmes blanches, souvent diplômées, et s’est rapidement fait connaître par des actions spectaculaires et une stratégie de communication numérique efficace : vidéos virales, irruptions dans les cortèges féministes (#NousToutes), passages dans les médias grand public. Le collectif s’oppose explicitement à l’immigration et à l’islam au nom de la « protection des femmes françaises », qu’il présente comme menacées par les hommes racisés ou issus de l’immigration. Il dénonce régulièrement l’« intersectionnalité » et accuse les féministes traditionnelles de passer sous silence l’« origine étrangère » des agresseurs. Articulé autour de la lutte contre les violences de rue, son discours racialise le sexisme tout en se réclamant d’un « féminisme identitaire », alternatif aux combats féministes progressistes.

  • Dans un article publié en mars 2025 dans la revue Politics & Gender, la chercheuse Charlène Calderaro (Université de Lausanne) propose une analyse approfondie de ce collectif. À partir d’une enquête de terrain mêlant observation numérique, analyse critique de documents et entretiens semi-directifs, elle démontre que les militantes de Némésis ne se contentent pas d’instrumentaliser le féminisme : elles s’en approprient sélectivement certains éléments afin de le redéfinir depuis l’extrême droite.

    Trois cadres d’action collective émergent de cette étude :

    1. Un rejet explicite du féminisme intersectionnel, perçu comme idéologisé par l’extrême gauche ;

    2. L’usage de référentiels « postféministes », selon lesquels l’égalité hommes-femmes serait déjà acquise en Occident ;

    3. La racialisation du sexisme à travers une dénonciation ciblée du harcèlement de rue, attribué aux hommes racisés.

    Cette stratégie permet aux militantes de Némésis de se construire comme actrices d’un féminisme alternatif, centré sur les « vraies femmes », françaises, blanches et hétérosexuelles — tout en excluant les autres du cercle de légitimité féministe. Charlène Calderaro qualifie ce phénomène de « féminisme d’extrême droite », enraciné dans une logique identitaire et civilisationnelle. Elle montre aussi que ce type de mobilisation, loin d’être marginal, peut constituer une porte d’entrée pour les jeunes femmes dans la sphère politique d’extrême droite.

    Source : Charlène Calderaro, Beyond Instrumentalization: Far-Right Women's Appropriation of Feminism in France, Politics & Gender, Cambridge University Press, publié en ligne le 12 mars 2025.

Avez-vous constaté un phénomène parallèle — que l’on pourrait qualifier de « masculinationalisme » — dans lequel la masculinité ou l’autorité paternelle serait mobilisée au nom de la protection des femmes et des enfants dits « vulnérables » ?

C’est un terme intéressant, mais je ne suis pas certaine qu’il soit nécessaire d’ajouter une dimension « masculine » au nationalisme. Celui-ci a toujours été profondément patriarcal, masculiniste et paternaliste.

C’est précisément pour cette raison que parler de « masculinationalisme » risque de relever de la tautologie. Cette logique de protection paternaliste des femmes et des enfants est déjà inscrite au cœur de l’idéologie nationaliste.

En France, Marine Le Pen a longtemps joué un rôle central dans l’alignement entre discours sur l’égalité femmes-hommes et rhétorique nationaliste. Mais alors qu’elle est mise à l’écart par une condamnation judiciaire, le fémonationalisme peut-il encore fonctionner aussi efficacement — ou est-il en train de se transformer ?

Pour être franche, je ne pense pas que le fémonationalisme en France ait encore besoin de Marine Le Pen. Il est aujourd’hui tellement banalisé, profondément enraciné, qu’il ne dépend plus d’elle.

Jordan Bardella incarne déjà pleinement cette idéologie. L’une de ses interventions publiques, où il s’adressait directement aux femmes, en constitue un exemple typique.

Et l’existence de groupes comme Némésis en apporte une preuve supplémentaire. Il ne s’agit plus d’une posture portée par une figure isolée, mais d’un basculement politique plus large, durable, qui dépasse les individus.

Traduction de l’anglais au français réalisée par Enflammé.e.s.

 
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