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“Des cris déchirent le silence” : Natacha Thiéry immortalise les collages féministes avec un documentaire bouleversant

Natacha Thiéry, réalisatrice du documentaire Des cris déchirent le silence (2024), nous plonge dans l'univers des collages féministes à travers un film audacieux, entièrement composé d'images fixes. Les colleureuses sont rarement saisi.e.s en action. Pourtant, leur présence est palpable à travers les collages qui, comme des cris visuels, recouvrent les murs et témoignent d'un activisme puissant et silencieux. 

Enflammé.e.s a rencontré Natacha à l’issue de sa projection au Forum des images à Paris le 8 octobre 2024 dans le cadre de « 100 % Doc ». L’occasion de comprendre comment sa caméra devient un outil de résistance politique et artistique.

Image extraite du documentaire Des cris déchirent le silence (2024) de Natacha Thiéry.

Votre film donne une place centrale aux collages. Pourquoi cela était-il si important pour vous ?

J’ai effectivement pris le parti de construire le film avec et par les collages : ce sont eux qui forment la matière, abrasive, du film. À la rentrée 2019, j’ai été comme foudroyée par les premiers collages vus sur les murs de Paris. Ils exhibaient délibérément ce qui était négligé ou tu dans la société, les violences faites aux femmes (féminicides, culture du viol, etc.) et faisaient surgir dans l’espace public ce qui auparavant restait caché derrière les murs, justement. Puis ils se sont élargis aux personnes discriminées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur origine.

Pendant un peu plus de quatre années, jusqu’à fin 2023, j’ai collecté ces collages à Paris et dans quelques villes proches, comme Montreuil, soit au hasard de mes déplacements, soit lors des nombreux rassemblements ou manifestations auxquels j’ai pris part. J’ai éprouvé le besoin, aussi, de coller moi aussi, avec d’autres. Par le film j’ai souhaité suggérer la manière dont les collages ont modifié à vue l’espace public urbain mais aussi les subjectivités. Ils sont faits de lettres peintes à la main sur des feuilles A4. Ce support fragile les rend d’autant plus éphémères qu’ils sont souvent arrachés, effacés par des passants hostiles ou par les services municipaux. Ils n’en laissent pas moins une empreinte durable dans la mémoire de celleux qui les ont vus avant qu’ils ne disparaissent ou deviennent indéchiffrables. C’était essentiel pour moi d’en garder la trace et de les saisir dans tous leurs états, qu’ils soient intacts ou vandalisés, car ces états témoignent du violent clivage de notre société et de la justesse, de la nécessité même, des luttes que portent les colleureuses.

De fin 2019 à fin 2023, c’est une riche séquence de notre histoire récente, à l’échelle nationale mais aussi internationale, dont ces collages rendent compte. A fortiori car ils se font l’écho, en temps réel, d’événements politiques, législatifs, sanitaires, environnementaux, etc.

“Mon film cherche à saisir les luttes féministes intersectionnelles et antifascistes et leur résistance aux violences patriarcales polymorphes – capitalistes, xénophobes, coloniales, policières, sociales, économiques, écocidaires.” — Natacha Thiéry

Votre documentaire s'intitule Des cris déchirent le silence. Comment avez-vous choisi ce titre ?

Ces collages sont une forme d’action directe. Ils visent à rendre visible ce qui restait hors champ, invisible, inouï. Ce sont des effractions dans l'espace public et des cris de révolte. Ces textes sur les murs sont à la fois muets et très sonores. La déchirure est polysémique : elle renvoie aux blessures personnelles, aux violences reçues, mais aussi aux violences symboliques faites aux collages eux-mêmes (donc, par procuration, à celleux qui les ont collés ou dont parlent les collages), souvent déchirés, vandalisés ou insultés. Quant au silence, c’est celui imposé aux femmes et minorités de genre dans l’espace public, que ce soit par les violences patriarcales ou par l’indifférence des pouvoirs publics : par ces collages, il s’agit de (re)prendre la rue, de retrouver l’estime de soi, de ne plus être seul.e, d’affirmer la solidarité avec les femmes et discriminé.e.s du monde entier. Celles dont la voix est souvent étouffée prennent la parole, par un moyen simple, accessible, mais aussi radical. Elles forcent le silence, l’indifférence, l’inaction. 

En quoi l’aspect visuel des collages, lettres noires ou rouges sur fond blanc et l’utilisation de lettres manuscrites, renforce-t-il le message féministe et politique ? 

Le code graphique des collages, sobre mais intense, est identique quelle que soit la ville, ou même le pays – car les collages ont essaimé sur d’autres territoires que la France et d’autres continents, donnant une dimension internationale aux luttes qu’ils portent. Les colleureuses revendiquent que ces collages ne soient pas abordés d’un point de vue artistique, ce que je comprends, car il s'agit avant tout d'un geste militant. Toutefois, je trouve qu’ils ont une identité esthétique forte, que je souhaitais aussi mettre en évidence.

En ce qui concerne la dimension manuscrite des collages, j’y vois l’empreinte des corps qui les ont inscrits, en amont du collage. Même si ces corps sont absents au moment où on les découvre sur les murs, leur acte laisse une empreinte indélébile : les corps victimes se sont faits corps agissants, ils ont été là, ils ont même parfois « performé » pour placer un texte en hauteur. Leur geste est à la fois individuel et collectif. Virtuellement, ces corps sont innombrables. Le film est traversé de nombreux corps de passant.e.s, qui font partie de cette multitude. 

Je suis touchée aussi par le décalage dans le rapport des forces. Ces gestes sont clandestins, fragiles, souvent voués à disparaître, mais ils sont aussi remarquables au sens propre – faits pour être remarqués –, ostensibles. J’aime qu’ils permettent de (re)prendre la rue, sans préavis et sans demander d’autorisation. Et malgré les déchirures, ils réapparaissent sans cesse.

“Cette opiniâtreté, cette répétition incessante est également ce que j'ai voulu faire ressentir dans le film. Ne pas lâcher, persister tant que persisteront les violences.” — Natacha Thiéry

Certains slogans dans le film sont particulièrement puissants, comme “Féminicides : 1 Bataclan / an” ou “On colle la nuit pour que l’égalité voie le jour.” Y a-t-il un message ou un collage en particulier qui vous a marquée ?

Aucun de ces collages ne peut laisser indifférent, et chacun d’eux aura été un événement à mes yeux. Certains portent la colère, par la contre-attaque et la contre-information, d’autres sont pleins d’humour et d’inventivité. Chacun a sa puissance et sa résonance propre, c’est pourquoi il m’est difficile d’en choisir un seul. Je vais cependant en évoquer quelques-uns.

Le premier femmage que je fais apparaître dans le film m’a profondément bouleversée. Il s’agissait d’un mur à Montreuil, éclairé par une lumière verte dans la nuit et au pied duquel brûlaient des dizaines de petites bougies. Sur ce mur étaient inscrits les prénoms de toutes les femmes tuées l'année précédente. Il comportait aussi la mention de victimes anonymes, sans prénom, ce qui le rendait plus poignant encore. Plus tard, j’ai aussi inclus un « femmage fantôme », rue Bouvier à Paris. Je suis arrivée peu de temps après la mise en place du collage : il n’avait tenu que deux heures. Il n’en restait que des vestiges : une rose par terre, de petits lambeaux de collages sur le trottoir. Les murs, eux, étaient nus. J’ai pris la mesure de leur fragilité, mais aussi de leur persistance dans l’esprit : après quelques mois et années, que de murs-palimpsestes, sur lesquels des textes successifs avaient été inscrits et que je continuais de voir, même après leur disparition...

Un épisode très fort pour moi ont été les collages consacrés au mouvement « Femme Vie Liberté » en Iran, et l’espoir d’une révolution féministe, depuis la mort de Masha Jîna Amini le 16 octobre 2022. L’un d’eux, qui exposait le nombre de morts, enfants et adultes (femmes et hommes), assassinés par le régime, était particulièrement frappant : entre les textes écrits étaient collés leurs visages. Je pense aussi au collage évoquant le féminicide politique, au Brésil sous Bolsonaro, de Marielle Franco. Avant de le photographier, comme cela m’est arrivé quelques fois, je l’ai « réparé » au marqueur pour que son nom soit à nouveau reconnaissable.

Je voudrais dire aussi l’impact qu’a eue une session de collage, une fois la nuit tombée, avec une enfant de dix ans et le groupe de femmes adultes qui l’accompagnons. Elle était très inquiète de l’état de la planète, de la disparition exponentielle des animaux, et consciente de l’inaction climatique. Pour son anniversaire, elle avait souhaité coller sur le mur de son école. Son message commençait par : « J’ai 10 ans et je suis en colère ». 

Le battement de cœur qui ouvre et ferme le film semble créer une connexion intime avec les causes des colleureuses. Quel rôle attribuez-vous à cet élément sonore dans le lien émotionnel avec le spectateur ?

J’aime la dimension polysémique de ce battement de cœur. Il n’est pas univoque. Il peut, tout d'abord, évoquer la solitude des femmes qui marchent la nuit, souvent avec une sensation de danger, ou celles enfermées avec un agresseur. À la fin du prologue, je fais entendre l’arrêt du battement de cœur, notamment lorsqu’apparaissent à l'écran des traces de peinture rouge délibérément éclaboussées sur un collage, violence symbolique mais aussi métaphorique du sang répandu. Ensuite, le morceau original composé et interprété par Delphine Ciampi-Ellis, « Urban Heart », m’a inspiré l’idée d’un cœur collectif, au sens antique du chœur. Il ne s'agit pas uniquement d'un cœur individuel, mais d'une multitude. Je trouve très justes les mots de Judith Godrèche lorsqu’elle a dit « Je suis une foule » lors des Césars 2024. Le battement de cœur dit aussi l’union invisible entre toutes les personnes en lutte pour la justice et l’égalité. Je ne prémédite pas le lien émotionnel avec les spectateurices. La connexion que cela peut susciter dépend de la sensibilité de chacun.e, de ses expériences personnelles, de son degré de colère. Chaque personne y perçoit ce qui résonne en elle, et j’espère que cette ouverture plurielle participe de l’expérience du film. 

Voir tous ces collages au rythme d’une bande sonore brute, c’était très percutant. Comment avez-vous conçu ce rythme visuel et sonore ?

Monter un film en images fixes est une vraie gageure. Ici, le film se lit autant qu’il se voit et s’écoute. La durée de chaque plan devait donc être pensée, et le rythme de leur succession. Il s’agissait aussi de faire venir du mouvement, à la fois dans les images et dans la manière dont elles se suivaient les unes les autres. C’est une démarche assez musicale. J’ai travaillé avec des effets d'accélération, de décélération, des ruptures ou des syncopes, des échos, et quelques leitmotivs comme « La révolution sera féministe ou ne sera pas » à l’image ou, à l’image et au son, « L’Hymne des femmes », texte puissant qui date de 1971 et est repris aujourd’hui par les jeunes générations. 

La succession des textes à l’image est très dense, c’est pourquoi j’ai essayé de ne pas donner une densité aussi forte à la bande sonore. Elle est composée de bruits issus de l’environnement urbain, mais aussi de clameurs et de chants glanés lors de manifestations. Parallèlement à l’attention au cadrage qui cherche à montrer la ville, j’ai utilisé les sons divers – et souvent désagréables – de la circulation en ville, des sirènes par exemple, qui peuvent être celles de la police, d’une ambulance, des pompiers... Ailleurs on entend des bribes des Vulves assassines, Amel Bent, Diam’s, Beyoncé, mais aussi de « Bella Ciao » en persan, « Baraye » de l’Iranien Shervin Hajipour ou encore de « Canción sin miedo » (« Le Chant sans peur »), le chant mexicain de Vivir Quintana.

À plusieurs reprises, j’ai choisi de faire entendre le silence pour inviter à mieux voir, et à mieux entendre ce qui précédait et ce qui suivait. Quant au morceau de Delphine Ciampi-Ellis à la guitare électrique, il synthétise, d’une certaine manière, la colère et parfois la joie qui traversent ces collages.

Votre film capture aussi les interactions entre les collages et d'autres inscriptions dans l’espace public. On peut presque y voir un dialogue. Comment avez-vous abordé cette dimension dans la réalisation ?

Effectivement, on constate souvent un dialogue silencieux entre les collages féministes et des textes écrits après coup. En dehors des insultes que j’ai déjà mentionnées, on trouve aussi des mots de soutien, des remerciements, des témoignages ajoutés. Une sorte de conversation visuelle se donne à voir. Les murs, souvent perçus comme des surfaces neutres, sont en réalité des espaces de lutte, de contestation. 

Les slogans des collages évoluent avec l'actualité. De quelle manière cela a-t-il influencé la narration ?

Le geste des colleureuses est profondément connecté à l’actualité. Chaque nouvelle injustice, projet de loi ou de réforme inique – la réforme des retraites, singulièrement – trouve un écho dans les collages. J’ai voulu que le film reflète cette immédiateté, cette réactivité du mouvement. C’est pourquoi sa structure a naturellement épousé un déroulement chronologique, avec des épisodes singuliers, entre ce qui surgissait d’inédit et ce qui, au contraire, restait désespérément constant (les chiffres des féminicides ou des condamnations pour viol, parmi bien d’autres exemples). Les luttes féministes et antifascistes jouent un rôle important dans les luttes sociales, et exigent une vigilance sans fin. Les droits conquis ne sont jamais acquis, et la menace de régressions est toujours forte, plus que jamais sans doute. 

Votre film donne l’impression d’être une archive vivante des luttes féministes. Cet aspect mémoriel était-il une volonté consciente de votre part ?

Dans la mesure où le film enregistre la trace de collages qui ont été effacés depuis, il a certainement une dimension archivistique et mémorielle, et je m’en réjouis. Mais celle-ci ne prétend pas être exhaustive. Outre les choix que j’ai faits, j’ai aussi conçu le film du point de vue d’une personne, une passante qui voit sur les murs ces collages et est « déplacée » par eux, à la fois galvanisée et transformée : en ce sens, ils sont finalement indélébiles. Ils auront été un moyen d’action directe éphémère et puissant à la fois. Grâce à eux et à d’autres modes d’action, la rue peut redevenir « à nous » toustes.