Anne Bouillon : la voix des femmes dans les prétoires
Avocate pénaliste engagée et militante féministe, Anne Bouillon met sa robe au service de celles qui n’ont souvent ni les mots ni les moyens pour se faire entendre. Dans son livre Affaires de femmes - Une vie à plaider pour elles (L’Iconoclaste), elle dévoile les récits poignants des femmes qu’elle défend, tout en questionnant une justice souvent violente pour les victimes.
Dans cet entretien accordé à Enflammé.e.s le 8 novembre 2024, elle revient sur son cheminement vers le féminisme, son combat contre les biais sexistes au sein des institutions, et sa vision d’une réforme indispensable du système judiciaire. Un appel à la vigilance, à l’action, et surtout à l’écoute. Une prise de parole qui résonne encore plus fort au lendemain de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.
Votre engagement féministe est central dans votre pratique. Pourtant, dans votre livre, vous confiez que votre féminisme ne s’est pas imposé dès le départ. Comment s’est-il construit ?
Mon féminisme s’est construit au fil du temps, dans les prétoires. En tant qu’enfant, j’étais très engagée dans les luttes sociales, aux côtés de mes parents, mais sans être sensibilisée au féminisme théorisé. Mes parents étaient enseignants, syndiqués, et j’ai grandi avec cette idée qu’il fallait lutter pour un monde plus juste. C’est en devenant avocate et en écoutant les récits des femmes que j’ai défendues que j’ai pris conscience des mécanismes structurels qui les oppressent.
Dans Affaires de femmes, je raconte que mon engagement s’est construit par imprégnation. Écouter les récits de violences m’a forcée à m’interroger sur le système qui les produit. Au départ, je n’avais pas les outils pour analyser ce que je vivais dans mon métier. Alors, j’ai cherché à comprendre : j’ai lu des sociologues, des militantes, des activistes. J’ai découvert que ce que je percevais comme des injustices isolées relevait en réalité d’un système global de domination. Ce féminisme, je l’ai construit dans un dialogue constant entre ma pratique professionnelle et un travail intellectuel.
Vous écrivez que les femmes que vous défendez ont en commun une expérience du sexisme, mais viennent d’horizons très divers. Comment cela influence-t-il votre manière de travailler avec elles ?
En effet, les femmes que je défends viennent de tous les horizons. Mais, elles ont toutes ce point commun : elles ont fait l’expérience de la domination masculine, sous une forme ou une autre.
Ce que cela m’apprend, c’est que chaque histoire est unique, mais s’inscrit dans un schéma plus large. Mon rôle est de construire un « langage commun » avec elles, une alliance qui dépasse les mots. Je raconte dans mon livre cet épisode où j’ai utilisé une application de traduction simultanée pour dialoguer avec une cliente étrangère. Mais la vraie barrière, ce n’est pas la langue : c’est le sentiment d’incompréhension, le poids du silence ou de la honte. Mon travail consiste à les aider à se réapproprier leur récit, à leur donner la possibilité de dire leur vérité dans un système souvent hostile.
Dans Affaires de femmes, vous évoquez aussi l’idée de « décoloniser votre écoute ». Que signifie cette démarche ?
Pendant longtemps, moi aussi, j’ai été influencée par des biais sexistes profondément ancrés. Il m’est arrivé de minimiser les récits de certaines femmes, de leur dire : « Vous exagérez. » J’ai dû déconstruire ces réflexes et apprendre à écouter sans jugement. Aujourd’hui, j’accueille leur parole sans la dévaloriser. Cela ne signifie pas que je valide systématiquement leurs ressentis, mais je ne les invite plus à douter d’elles-mêmes.
“Décoloniser son écoute, c’est aussi reconnaître que nous sommes tous et toutes, à des degrés divers, façonnés par un système patriarcal. Cela demande un travail constant de remise en question.” - Anne Bouillon
Vous décrivez une justice souvent violente envers les victimes. Quels sont, selon vous, les principaux obstacles à une meilleure prise en charge des femmes ?
La justice, comme toute institution, est le reflet de notre société patriarcale. La violence institutionnelle est bien réelle. Une femme qui dénonce des violences doit souvent affronter des attitudes culpabilisantes ou condescendantes. J’ai vu des victimes se faire rabrouer par des policiers ou des magistrats, des plaintes refusées, des dossiers traités avec légèreté. Cela reflète un système patriarcal profondément enraciné.
Tout commence par l’accueil dans les commissariats. Beaucoup de femmes se retrouvent face à des policiers qui les culpabilisent ou refusent de prendre leur plainte. Ce manque de formation est criant. Moi-même, j’ai dû me former seule sur des notions comme l’état de sidération ou le contrôle coercitif. Si ces connaissances avaient été accessibles plus tôt, j’aurais gagné un temps précieux. Mais la formation des gendarmes, policiers, magistrats demande des moyens et, la justice en manque cruellement. Et cela se traduit par un traitement déshumanisé des affaires.
Le mouvement #MeToo a changé la perception de la parole des femmes. Qu’en est-il dans les prétoires ?
#MeToo a permis une libération de la parole sans précédent, mais dans les prétoires, les résistances restent fortes. La parole des femmes est encore trop souvent perçue comme suspecte. Les biais sexistes persistent. Pourtant, des progrès sont visibles : l’état de sidération est mieux compris, et des termes comme « féminicide » commencent à être intégrés dans le langage juridique.
Mais cette avancée est fragile. Les moyens alloués à la justice restent insuffisants, et les politiques publiques manquent d’ambition. Le combat est encore long.
Vous consacrez une partie de votre livre aux féminicides que vous décrivez comme un « crime qui ne dit pas son nom ». Pourquoi est-il crucial de les nommer ?
Nommer un féminicide, c’est reconnaître qu’il ne s’agit pas d’un homicide ordinaire. Ces crimes sont l’aboutissement d’un continuum de violences sexistes. En les nommant, on les rend visibles, et on peut mieux agir pour les prévenir. Cela passe par des dispositifs concrets : des bracelets anti-rapprochement, des ordonnances de protection renforcées, un meilleur suivi des agresseurs. Mais cela demande aussi une volonté politique forte, qui, aujourd’hui, reste insuffisante.
Vous abordez également la notion de consentement, actuellement absente de la définition pénale du viol en France. Faudrait-il faire évoluer cette définition ?
Aujourd’hui, le viol est un crime défini par l'article 222-23 du Code pénal. Constitue un viol « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d'autrui ou sur la personne de l'auteur par violence, contrainte, menace ou surprise ». Ces critères couvrent de nombreuses situations, mais ils restent insuffisants. Ajouter explicitement le consentement dans la loi permettrait de poser un principe fondamental : toute interaction sexuelle nécessite un consentement clair et explicite.
Cependant, cette réforme doit être pensée avec prudence. Il ne faut pas que cela se traduise par un déplacement de la charge de la preuve sur les victimes. Le consentement, c’est une question de responsabilité de celui ou celle qui agit. Une réforme bien conçue pourrait poser cette question essentielle aux accusés : « Qu’avez-vous fait pour vous assurer du consentement de l’autre ? »
Pourquoi critiquez-vous aussi la tendance à juger certains viols comme des agressions sexuelles ?
C’est une pratique qui me révolte. Juger un viol comme une agression sexuelle, c’est minimiser la gravité de l’acte. Cela envoie un message terrible aux victimes, qui se sentent une nouvelle fois méprisées par l’institution.
Un dernier mot pour conclure cet entretien ?
Défendre les femmes, c’est défendre une société plus juste. Cela demande un engagement collectif. Nous devons continuer à faire du bruit, à lutter, et à réclamer une justice qui soit à la hauteur des souffrances qu’elle prétend réparer. J’ai confiance en notre capacité à changer les choses, mais cela ne viendra pas sans effort.