Les femmes et les minorités de genre face à Donald Trump 

Avec la réélection de Donald Trump le 5 novembre 2024, les questions autour des droits des femmes et des minorités de genre se multiplient.

Pour décrypter les répercussions de cette victoire sur les libertés individuelles, trois spécialistes ont répondu aux questions d’Enflammé.e.s le 8 novembre. Dominique Daniel, professeure de civilisation américaine au département d'anglais à l’Université de Tours ; Hélène Harter, professeure en histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de l’histoire des États-Unis ; Hugo Bouvard, maître de conférences en histoire et sociologie des États-Unis et membre du LARCA (Laboratoire de Recherche sur les Cultures Anglophones) à l’Université Paris Cité.

Manifestation féministe à New York

Le candidat républicain Donald Trump a remporté l’élection du 5 novembre, avec 312 grands électeurs contre 226 pour la démocrate Kamala Harris (Unsplash / Enflammé.e.s)

 

L’ère post-Roe v. Wade sous haute tension 

Comment interprétez-vous les résultats de cette élection, où Donald Trump a été réélu malgré ses positions controversées sur les droits des femmes et des minorités ?

Hélène Harter. - Les résultats ne sont pas si surprenants si l'on considère plusieurs facteurs. D'abord, il faut reconnaître qu'il existe aux États-Unis un soutien explicite à la vision que Donald Trump porte, y compris sur les relations de genre et les droits des femmes. Ce n'est pas une simple adhésion de façade ; son électorat partage souvent des valeurs traditionalistes qui s'opposent à l'avancée de droits pour les femmes et les minorités. 

Ensuite, il y a un facteur économique majeur. Historiquement, les électeurs américains votent en fonction de leur situation économique plus que sur des questions sociétales. Cette élection ne fait pas exception : l’inflation et la perception de l’économie ont joué un rôle crucial. Beaucoup d’Américains ressentent une pression quotidienne sur leur budget, notamment sur les produits de première nécessité, l’énergie, et le logement, même si les chiffres macroéconomiques montrent une inflation moins élevée. Kamala Harris n'a pas réussi à convaincre une partie de cet électorat. Finalement, certains indépendants et même d'anciens démocrates, insatisfaits de la gestion économique actuelle, ont basculé vers Trump.

Hugo Bouvard. - Il est encore un peu tôt pour tirer des conclusions définitives sur les raisons précises de cette victoire, mais certains constats émergent déjà. Donald Trump a remporté cette élection de manière décisive, obtenant cette fois-ci le vote populaire, contrairement à 2016. Sa victoire en novembre 2024 est aussi marquée par une participation plus faible que lors des précédentes élections et par un rejet manifeste de la présidence Biden-Harris.  

Par ailleurs, ces élections ont confirmé un fort « gender gap » : bien que cet écart ait légèrement diminué depuis 2020, il reste marqué. Si seules les femmes avaient voté, Kamala Harris aurait peut-être remporté la victoire. Mais Donald Trump a réussi à mobiliser un électorat masculin, surtout parmi les jeunes hommes, influencés par un discours de plus en plus masculiniste, largement amplifié par les réseaux sociaux. Dans certaines communautés, notamment chez les hommes noirs et latinos, son score a même fortement progressé, consolidant son socle de soutien.

Dominique Daniel. - Ce que l’on peut déjà constater, c’est que la victoire de Donald Trump est évidemment source de préoccupation pour de nombreuses personnes, en particulier pour les défenseurs des droits des femmes et de la communauté LGBTQIA+. 

 
 

On pensait pourtant que la question des droits des femmes, en particulier le droit à l’avortement, serait déterminante dans le choix des électeurs. Pourquoi cette question semble-t-elle avoir eu moins de poids que prévu ?

Hélène Harter. - Vous avez raison de noter l'importance de ce sujet, surtout après la révocation de l'arrêt Roe v. Wade en 2022, qui a supprimé la garantie fédérale du droit à l'avortement. Mais aux États-Unis, le droit des femmes, y compris celui de disposer de leur corps, reste une question profondément clivante. Pour beaucoup d'Américains, y compris des femmes, l’avortement est un sujet moral plutôt qu'un droit fondamental. Par ailleurs, les questions économiques tendent historiquement à primer, avec cette fameuse formule de James Carville, conseiller de Bill Clinton en 1992, “It’s the economy, stupid”, que l'on pourrait traduire comme « C'est l'économie qui compte, idiot ». Cette priorité accordée à l’économie, combinée à une certaine lassitude vis-à-vis des débats sociétaux, a probablement relégué la question des droits reproductifs au second plan pour une partie des électeurs, en particulier des hommes qui ne se sentent pas directement concernés, voire qui se sentent accusés par certains discours féministes.

Justement comment expliquez-vous le soutien continu de certaines femmes, notamment les femmes blanches des zones suburbaines, pour Donald Trump, malgré son passé et son discours souvent perçu comme sexiste ?

Hélène Harter. - Il est essentiel de comprendre qu’il existe une tradition de conservatisme parmi une frange des femmes américaines, qui valorisent les valeurs familiales et se méfient du féminisme progressiste. Depuis les années 1970, des groupes de femmes républicaines se sont battus contre des initiatives en faveur de l'égalité des sexes, comme l'amendement pour l'égalité des droits. Ces femmes voient souvent dans les politiques de Trump une défense de leurs valeurs et de leur vision de la société.

Avec la révocation de l’arrêt Roe v. Wade, chaque État a désormais le pouvoir de légiférer sur l’avortement. Comment le second mandat de Trump pourrait-il influencer davantage cette dynamique conservatrice ?

Hélène Harter. - La structure fédérale des États-Unis signifie effectivement que la régulation de l'avortement se joue désormais principalement au niveau des États. Cela nous ramène à une situation proche de celle qui existait avant 1973, avec une grande diversité de lois entre les États. Dans les États conservateurs, comme l'Alabama ou le Texas, des lois extrêmement restrictives ont été adoptées, et d'autres États pourraient suivre cette tendance durant le second mandat de Trump. Au niveau fédéral, Donald Trump pourrait influencer indirectement en restreignant les financements pour les organisations de santé reproductive, comme le Planning Familial, ce qui réduirait l'accès aux services de santé pour les femmes, surtout dans les États conservateurs. Par ailleurs, il ne faut pas oublier l'impact durable de la Cour suprême, désormais majoritairement conservatrice avec trois juges nommés par Donald Trump lors de son premier mandat. Cette Cour a déjà fait preuve de volonté de limiter les droits reproductifs et pourrait continuer dans cette direction.

Dominique Daniel. - En effet, avec un Congrès et une Cour suprême dominés par les conservateurs, Donald Trump pourrait renforcer ces restrictions en réactivant des lois anciennes comme la loi Comstock de 1873, qui interdit l’envoi de matériel pouvant faciliter un avortement par la poste, y compris les pilules abortives. Ce texte, bien qu’ancien, pourrait être utilisé pour restreindre encore davantage l’accès à l’avortement médicamenteux à l’échelle fédérale. Ce retour en arrière aurait des effets dévastateurs pour les femmes, surtout celles à faible revenu et celles des minorités, pour qui l’accès aux soins devient de plus en plus complexe.

Ce contexte de restrictions accrues pourrait-il avoir des répercussions sur les jeunes générations américaines qui ne connaîtront qu’une ère post-Roe v. Wade ?

Dominique Daniel. - Oui, et cet impact sera profond. Les jeunes générations, et particulièrement les femmes, risquent de développer une défiance envers le système politique qui a supprimé leurs droits fondamentaux. Cela pourrait les amener à s’engager davantage dans les luttes pour les droits reproductifs, créant une nouvelle vague militante. Au niveau de la santé publique, les conséquences seront tragiques : nous constatons déjà des décès liés à des refus de soins pour des complications de grossesse, car certains médecins, de peur d’être poursuivis, hésitent à intervenir.

Ce climat de peur et d’insécurité pourrait aussi amener des femmes à retarder, voire à renoncer à avoir des enfants. Beaucoup se disent inquiètes des risques que représente une grossesse dans un système qui pourrait ne pas leur offrir le soutien médical nécessaire en cas de complication.

“L’accès à des soins médicaux sûrs est en train de devenir un luxe, réservé à celles qui peuvent se permettre de voyager vers des États ou des pays où l’avortement est encore autorisé.” — Dominique Daniel

Existe-t-il encore une marge de manœuvre pour les militants pro-choix et les défenseurs des droits des femmes ?

Hélène Harter. - Absolument. La société civile américaine a une tradition de mobilisation très forte, et on l’a bien vu avec les marches pour les droits des femmes et les manifestations en réaction à l'annulation de Roe v. Wade. Les militants et militantes peuvent continuer à se mobiliser de différentes façons. D'abord, ils peuvent soutenir financièrement et juridiquement les centres de santé qui pratiquent l'avortement dans les États où il est légal. Les actions en justice jouent aussi un rôle crucial. Par exemple, si un centre de santé est harcelé par des groupes anti-avortement, les militants peuvent déposer des plaintes pour garantir la protection de ce centre et la sécurité des patientes. Enfin, cette mobilisation peut aussi passer par les élections locales et fédérales : en soutenant des candidats progressistes lors des prochaines élections, ils pourront peser sur les futures décisions.

La communauté LGBTQIA+ fortement exposée 

La communauté LGBTQIA+ semble particulièrement exposée à des menaces. Comment cette réélection pourrait-elle affecter les droits de cette communauté ?

Dominique Daniel. - Les personnes LGBTQIA+ risquent de voir leurs droits encore plus limités. Donald Trump et certains membres de son entourage se sont souvent montrés hostiles aux droits des personnes trans, par exemple. On observe déjà dans certains États des lois restrictives visant à limiter les soins médicaux pour les personnes trans, notamment pour les mineurs, et à empêcher l’inclusion de l’identité de genre dans les protections fédérales. Donald Trump a également annoncé son intention de revenir sur des mesures prises sous Joe Biden, comme l’extension du Titre IX, loi fédérale sur les droits civils adoptée dans le cadre des amendements à l'éducation de 1972. Cette loi stipule ce qui suit : « Aucune personne aux États-Unis ne doit, sur la base du sexe, être exclue de la participation, se voir refuser les avantages ou être soumise à la discrimination dans le cadre d'un programme ou d'une activité d'éducation recevant une aide financière fédérale. » La communauté trans, en particulier, devient la cible d’un discours conservateur qui exploite des peurs liées à la protection des enfants, alimentant une vague de transphobie inquiétante.

Hugo Bouvard. - En effet, les personnes trans sont sans doute les plus à risque avec le retour de Donald Trump au pouvoir. Sa campagne a été parsemée d'attaques transphobes, visant spécifiquement à stigmatiser cette communauté.

Sous son second mandat, Donald Trump pourrait aussi influencer les législations locales pour interdire les soins d'affirmation de genre pour les mineurs, comme c’est déjà le cas en Floride et au Texas, et même, dans certains États, limiter l’accès aux soins pour les adultes.

Hélène Harter. - La vision traditionaliste promue par Trump valorise une conception conservatrice de la famille, ce qui n’est pas favorable aux droits LGBTQIA+. Cependant, il est important de rappeler que de nombreux droits, comme l'adoption ou le mariage, relèvent du niveau des États. Dans les États démocrates, les droits des personnes LGBTQIA+ seront probablement protégés. Mais dans les États conservateurs, comme l’Alabama, les législateurs locaux peuvent adopter des lois discriminatoires limitant l'adoption pour les couples homosexuels ou refusant la reconnaissance de leur parentalité. La Cour suprême, désormais majoritairement conservatrice, pourrait également, bien que ce soit peu probable à court terme, revenir sur des décisions historiques, comme celle qui légalise le mariage homosexuel au niveau fédéral.

“Ce qui est plus inquiétant, c’est la possibilité d’une vague de lois locales qui rendent la vie difficile pour la communauté LGBTQIA+.” — Hélène Harter

La situation des jeunes LGBTQIA+ dans les écoles semble particulièrement préoccupante. Quel impact cette présidence pourrait-elle avoir sur eux ainsi que sur les enseignants ?

Hugo Bouvard. - C’est une situation dramatique, bien sûr, pour les jeunes générations, mais pas seulement dans le cadre scolaire, ni uniquement pour les élèves. Sous le mandat de Donald Trump, on pourrait voir des lois qui interdisent aux écoles de reconnaître et de respecter les identités de genre, par exemple en bannissant les livres qui traitent de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Mais les enseignants aussi sont visés. En Floride et dans d’autres États républicains, un.e enseignant.e dans une école publique n’a pas le droit de mentionner, même au passage, qu’iels sont marié.e.s à un.e conjoint.e du même sexe. Cela a entraîné une véritable fuite de la fonction publique dans ces États, avec des enseignants LGBTQIA+ qui quittent des postes pour s’installer ailleurs. La pression affecte donc à la fois les élèves et les enseignants.

Hélène Harter. - Dans des États conservateurs, les écoles et les universités pourraient être influencées par un climat où les identités de genre et les orientations sexuelles ne sont pas respectées. Cela pourrait se traduire par des lois qui restreignent l'éducation sur ces sujets ou par une montée de la violence verbale et physique. L’environnement hostile au niveau des discours publics favorise souvent les passages à l'acte et les discriminations quotidiennes.

“Comme on l’a vu dans l’histoire des droits civiques, un gouvernement qui ne condamne pas clairement les violences peut indirectement encourager des comportements discriminatoires.” — Hélène Harter

Donc la réélection de Trump pourrait-elle conduire à une augmentation des discriminations institutionnelles envers les communautés LGBTQIA+ ?

Hélène Harter. - Probablement, surtout au niveau local. Dans les États conservateurs, on peut s’attendre à une vague de lois visant à restreindre les droits des personnes LGBTQIA+ sous prétexte de protéger les valeurs de la famille traditionnelle. Au niveau fédéral, l’administration Trump pourrait ne pas s’impliquer dans des cas de discriminations, affaiblissant les protections pour ces communautés. Par exemple, si des cas de discriminations sont portés devant la Cour suprême, le gouvernement pourrait choisir de ne pas les soutenir, ce qui limiterait les chances d’obtenir des décisions en faveur des droits LGBTQIA+. Cela aurait un effet dissuasif pour les militants et les victimes.

Un long combat nous attend 

Face à ce contexte, on observe une forte réaction de certains États progressistes, comme la Californie. Que pouvez-vous nous dire de cette résistance ?

Hugo Bouvard. - La Californie est en effet à la tête d’un mouvement de résistance, comme elle l’a déjà fait durant le premier mandat de Donald Trump. Dès le lendemain des résultats, le gouverneur Gavin Newsom a annoncé une session d'urgence de son Parlement pour le 2 décembre, avec pour objectif de préparer une lutte juridique contre les politiques de Donald Trump. La session parlementaire permettra de prévoir un budget pour contester ces politiques en justice.

Dans un tel contexte de conservatisme accru, voyez-vous des raisons d’espérer pour les mouvements féministes et LGBTQIA+ aux États-Unis ?

Hélène Harter. - Oui, il y a toujours des raisons d'espérer. Le système américain permet une résilience grâce à son fonctionnement fédéral et à sa dynamique démocratique. Les mouvements féministes et LGBTQIA+ peuvent se mobiliser localement et se tourner vers les élections de mi-mandat, qui sont dans deux ans, pour faire pression et soutenir des candidats progressistes. De plus, le système de jurisprudence des États-Unis signifie que rien n’est gravé dans le marbre. Une décision prise aujourd’hui par la Cour suprême peut être renversée demain si la composition de la Cour change ou si une mobilisation forte parvient à convaincre les juges. En somme, le combat n’est jamais perdu aux États-Unis, et cet optimisme, si caractéristique de la culture américaine, est une source d’inspiration.

Dominique Daniel. - Les mouvements féministes et LGBTQIA+ sont bien conscients des défis qui les attendent. La résilience de la société civile américaine est forte, et l’histoire montre que même dans les périodes de répression, les mouvements pour les droits civiques peuvent progresser à long terme. Cela dit, les actions se dérouleront dans un contexte difficile, où l’hostilité grandissante des pouvoirs publics et des intérêts conservateurs pourrait tout de même limiter la marge de manœuvre des militants.

Hugo Bouvard. - Face à ce contexte politique, la mobilisation pourra prendre différentes formes. D’une part, il y aura des stratégies de résistance collective : les associations et militants vont certainement se mobiliser pour défendre les droits acquis et s'opposer aux politiques conservatrices de l'administration Trump. D’autre part, on verra aussi des stratégies de survie individuelles, surtout parmi les personnes transgenres. On observe déjà des conseils dans les espaces de soutien pour accélérer les transitions médicales avant janvier 2025, sécuriser ses droits, ou même déménager vers des États offrant plus de protections. Certaines personnes prennent aussi des mesures pour changer leur marqueur de genre sur les documents officiels, autant d'actions qui témoignent de la pression et de la résilience de cette communauté face aux incertitudes à venir.

Enfin, la réélection de Trump pourrait-elle inspirer une résurgence des politiques conservatrices en Europe, en particulier sur les questions de genre et de famille ?

Hélène Harter. - C’est possible, mais il faut rappeler qu’en Europe, les mouvements conservateurs ne prennent pas nécessairement les États-Unis pour modèle. En France, par exemple, un certain anti-américanisme est présent, y compris parmi les conservateurs. Cependant, des débats similaires existent déjà autour des questions de genre et de famille. Dans des pays comme l’Italie, des figures politiques défendent des modèles de famille traditionnelle, mais ils s’appuient plutôt sur des référents culturels locaux. Donald Trump peut être une figure d’inspiration symbolique pour certains, mais il n’est pas nécessairement perçu comme un modèle politique.

 
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