Mélissa Camara : combattre la toute-puissance des extrêmes droites européennes
Près de six mois après les élections européennes du 9 juin 2024, le Parlement européen a validé, le 27 novembre, la composition de la nouvelle Commission von der Leyen II, qui prendra ses fonctions le 1er décembre. Parmi les 26 commissaires, une nomination historique a fait polémique : celle de l’Italien Raffaele Fitto, membre du parti post-fasciste Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, au poste de vice-président exécutif. Pour la première fois, un représentant de l’extrême droite occupera une position aussi stratégique au sein de l’exécutif européen.
Élue députée européenne en 2024 sur la liste Les Écologistes et élue locale à Lille, Mélissa Camara dénonce cette montée des extrêmes droites et leurs attaques contre les droits fondamentaux. Siégeant aux commissions FEMM (droits des femmes et de l’égalité des genres) et LIBE (libertés civiles, justice et affaires intérieures), elle œuvre pour une Europe féministe et inclusive, tout en alertant sur les dangers d’une dérive autoritaire, en France comme à l’échelle européenne.
Dans un entretien exclusif accordé à Enflammé.e.s le 22 novembre 2024, elle revient sur ses combats pour les droits des femmes et des minorités dans ce contexte politique tendu.
Votre engagement pour la justice sociale et environnementale est central dans votre parcours. Quelles sont les origines de cet engagement ?
Cet engagement est profondément ancré dans mon histoire personnelle. J’ai grandi dans un quartier populaire, dans une famille ouvrière où les luttes sociales faisaient partie du quotidien. Ma mère, syndicaliste, et ma grand-mère, femme de ménage avec une forte conscience de classe, m’ont transmis ces valeurs de solidarité et de justice. L’écologie est venue plus tard, à travers mon travail sur les femmes de la communauté des gens du voyage à Hellemmes, commune associée de Lille. Elles vivaient sur des terrains pollués depuis plus de quinze ans, exposées à des substances toxiques provoquant cancers, dermatoses et maladies pulmonaires. Ces expériences m’ont montré que les crises écologiques frappent d’abord les plus marginalisés : les femmes, les LGBTQIA+ et les précaires. Ce lien entre justice sociale et environnementale guide aujourd’hui mon travail au Parlement.
Vous êtes membre des commissions FEMM et LIBE et êtes très impliquée dans les luttes féministes et LGBTQIA+. Vous avez évoqué la structuration des mouvements anti-genre en Europe. Comment s’organisent-ils, et quelles sont leurs priorités ?
Ces mouvements sont extrêmement bien structurés et coordonnés à l’échelle européenne. Ils se retrouvent autour d'un agenda commun. En ce moment au Parlement européen, ils ont trois axes principaux : les discours racistes ; les attaques contre la GPA ; la transphobie.
D’abord, ils diffusent des récits racistes sur le « grand remplacement ». Laurence Trochu, députée européenne issue de la liste « La France fière » et siégeant au sein des Conservateurs et réformistes européens (CRE), a par exemple affirmé lors de la première séance en commission FEMM le 5 septembre que les migrants sont la principale menace pour les femmes européennes. Ce discours, en niant l’existence même du patriarcat européen, redirige la colère des femmes vers les populations migrantes.
Ensuite, ils s’attaquent à la GPA (gestation pour autrui) sous prétexte de défendre les droits des femmes, alors qu’il s’agit en réalité d’une posture homophobe : ils occultent le fait que la majorité des couples ayant recours à la GPA sont hétérosexuels.
Enfin, la transphobie est devenue centrale dans leur programme politique. En commission, Mathilde Androuët, membre du Rassemblement National (RN), a récemment demandé à un institut sur l’égalité des genres s’il incluait dans ses statistiques des « femmes biologiquement non féminines ». Un autre exemple marquant : lors de l’audition de Stéphane Séjourné pour le poste de vice-président sur la stratégie industrielle à la Commission le 12 novembre, Sarah Knafo, de la liste Reconquête ! et membre du groupe Europe des Nations Souveraines (ENS), a demandé s’il comptait « imposer des quotas de transsexuels dans les usines ». Ces stratégies servent à semer la confusion et à justifier des reculs sur les droits fondamentaux.
Face à ces attaques, comment réagissez-vous au sein de ces deux commissions ?
Nous faisons face à un contexte hostile où chaque débat peut être détourné. Prenez les résolutions, par exemple. Ces textes permettent de fixer une position officielle du Parlement européen sur un sujet. Mais elles peuvent devenir des armes pour les groupes réactionnaires. Lorsqu’il a été question d’un débat sur les violences sexistes systémiques le 7 octobre à Strasbourg, mon groupe, Les Verts/ALE, a refusé qu’il soit accompagné d’une résolution, car nous savions que l’extrême droite détournerait le texte pour y inclure des discours racistes. Ils répètent sans cesse que les violences sexuelles en Europe seraient principalement le fait des migrants, sans chiffres pour étayer leurs propos.
Mon groupe privilégie une stratégie où nous travaillons directement avec la société civile, associations et experts, pour éviter ces détournements. Nous soutenons des initiatives concrètes, comme l’intégration du consentement dans la définition légale du viol dans tous les États membres. C’est un travail long et parfois frustrant, car de nombreux États bloquent encore ces avancées, mais nous ne baissons pas les bras.
Le 18 septembre, vous avez plaidé pour que l’apartheid de genre soit reconnu comme un crime international. Où en est ce combat, notamment pour les femmes afghanes ?
La situation des femmes en Afghanistan est tragique. Elles subissent un régime d’apartheid de genre : exclusion de l’espace public, interdiction d’éducation et de travail. En septembre, nous avons rencontré des militantes afghanes pour comprendre leurs besoins et amplifier leur voix. Le Parlement européen a reconnu l’existence de l’apartheid de genre en Afghanistan et demandé qu’il soit qualifié de crime contre l’humanité. Quelques semaines plus tard, la Cour de Justice de l’Union Européenne a considéré qu’il n’était pas nécessaire d’établir que les demanderesses risquaient effectivement et spécifiquement de faire l’objet d’actes de persécution en cas de retour dans leur pays d’origine. La seule prise en considération de leur nationalité et de leur sexe est désormais suffisante pour garantir l’asile aux femmes afghanes.
Au Parlement, sur ce sujet, l’extrême droite se montre hypocrite. Elle instrumentalise la situation des femmes afghanes pour attaquer l’islam, mais lorsqu’il s’agit de leur accorder une réelle protection internationale, il n’y a plus personne. Nous continuons donc à travailler avec des militantes afghanes pour faire pression sur les institutions pour obtenir une reconnaissance formelle de l’apartheid de genre et pour que ces femmes soient protégées.
L’extrême droite n’a jamais été aussi influente au Parlement européen. Quel est son poids réel et comment est-elle structurée ?
Les partis ultra-conservateurs, comme le Rassemblement National en France, le PiS en Pologne, Fratelli d’Italia en Italie ou encore l’AfD en Allemagne, ont gagné des sièges par rapport à la précédente législature (2019-2024). Cette montée en puissance se traduit par une structuration en trois groupes distincts au Parlement européen.
Les Patriotes pour l’Europe, présidé par Jordan Bardella, regroupe des eurodéputés issus du Rassemblement National et du Fidesz de Viktor Orbán.
Les Conservateurs et Réformistes Européens, où l’on retrouve Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, ainsi que des figures comme Marion Maréchal, Laurence Trochu, Nicolas Bay et Guillaume Peltier.
L’Europe des Nations Souveraines, dominé par le parti allemand AfD.
Ensemble, ces groupes forment une coalition réactionnaire visant à restreindre les droits des femmes, des LGBTQIA+ et des migrants.
Quels moyens ces groupes utilisent-ils pour promouvoir leur programme et quelles sont les conséquences de leur montée en puissance ?
Leur budget colossal leur permet de mener des campagnes massives à travers l’Europe. Par exemple, de nombreuses initiatives anti-genre sont directement financées par des mouvements religieux américains, comme les campagnes anti-IVG ou encore les stickers anti-IVG collés sur les Vélib en mai 2023.
L’élection de Donald Trump à un second mandat renforce leur influence. Trump est un modèle pour ces groupes, qui s’inspirent directement de ses politiques régressives, notamment ses attaques contre les droits des femmes et des LGBTQIA+. Certains membres du Parlement européen, comme Sarah Knafo, ont même participé à sa campagne aux États-Unis, renforçant les liens entre les réseaux conservateurs transatlantiques. Ces connexions transnationales permettent à l’extrême droite de consolider son agenda à une échelle globale.
Pour nos démocraties progressistes, quels sont les risques identifiés ?
Ce qui m’inquiète particulièrement, c’est à quel point des institutions comme la Cinquième République en France seraient vulnérables à un pouvoir autoritaire. Gwendoline Delbos-Corfield, ex-députée européenne, a publié en 2022 une étude sur la résistance du système juridique français qui montre qu’il suffirait seulement de dix-huit mois à un gouvernement d’extrême droite pour démanteler les libertés constitutionnelles. La concentration des pouvoirs exécutifs en France, combinée aux lois d’exception déjà en place depuis les attentats terroristes de novembre 2015, permettrait de réduire drastiquement les droits des citoyens. C’est un scénario qui nous rappelle à quel point la vigilance est cruciale, en France comme en Europe.
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Gwendoline Delbos-Corfield et Philippe Lamberts, du groupe Verts/ALE au Parlement européen, ont demandé à huit chercheurs d’évaluer la résistance du système juridique français face à un potentiel choc autoritaire.
En s’inspirant de la méthode de la Banque centrale européenne, ce test de résistance évalue un grand nombre de thématiques juridiques et constitutionnelles, notamment la séparation des pouvoirs, l’indépendance des juges et les contre-pouvoirs non-institutionnels.
Publiée en juillet 2022, l’étude a été coordonnée par les professeurs Laurent Pech (Middlesex University, London) et Sébastien Platon (Université de Bordeaux). Elle inclut des contributions d’Hubert Delzangles (Institut d’études politiques de Bordeaux), Joëlle Grogan (Middlesex University, London), Sébastien Martin (Université de Bordeaux), Sylvain Niquège (Université de Bordeaux), Marie Padilla (Université de Bordeaux) et Thomas Perroud (Université de Paris II, Assas).
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Le processus de capture autoritaire, tel qu’illustré par l’étude, suit huit étapes bien identifiées :
Perte de confiance citoyenne :
La montée des inégalités, le chômage persistant et la corruption alimentent une crise des partis traditionnels, poussant les citoyens vers des options populistes.Vote de rupture :
Les citoyens, désillusionnés, votent pour un parti proposant des réformes rapides, présentées comme répondant à une volonté populaire, au détriment des contre-pouvoirs.Saisie des leviers institutionnels :
Les nouveaux autocrates prennent le contrôle des institutions clés (justice, police, régulations), consolidant leur pouvoir.Domination de la sphère publique :
Le parti au pouvoir élimine les discours alternatifs via la répression des médias, de la société civile, et des chercheurs.Modification des règles électorales :
Les lois sont ajustées pour favoriser le maintien du pouvoir, notamment par le découpage des circonscriptions et la prise de contrôle des autorités électorales.Capture globale du système :
Avec des institutions verrouillées et une opposition affaiblie, le système devient un outil au service exclusif du pouvoir en place.Référendums biaisés :
Si des résistances persistent, le pouvoir utilise des consultations populaires manipulées pour contourner les blocages institutionnels.Redistribution des fonds publics et désignation de boucs émissaires :
Avant les élections, les fonds sont utilisés pour consolider des soutiens et désigner des ennemis fictifs, renforçant le discours populiste.
Point d’arrivée : Une alternance démocratique devient presque impossible.
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L’étude identifie cinq principales vulnérabilités du système juridique français qu’un gouvernement autoritaire pourrait exploiter :
Renforcement du pouvoir exécutif :
Utilisation des ordonnances (article 38) pour légiférer sans débat parlementaire.
Recours aux référendums (article 11) pour contourner l’Assemblée nationale.
Activation des pouvoirs exceptionnels (article 16) pour concentrer tous les pouvoirs dans les mains du Président en cas de crise.
Fragilisation de l’indépendance judiciaire :
Attaques sur l’ordre judiciaire (Conseil supérieur de la magistrature et Ministère public).
Pressions sur l’ordre administratif (Conseil d’État).
Nomination stratégique des membres du Conseil Constitutionnel pour le rendre docile.
Instrumentalisation de la fonction publique :
Nomination de fonctionnaires loyaux au parti.
Création d’une culture de l’obéissance dans la haute fonction publique.
Affaiblissement des autorités indépendantes :
Contrôle des Autorités Administratives Indépendantes (AAI) et des Autorités Publiques Indépendantes (API) via des nominations politiques et des restrictions budgétaires.
Élimination des contre-pouvoirs non institutionnels :
Prise de contrôle des médias publics et privés.
Restrictions aux activités de la société civile et des associations.
Réduction de l’autonomie des universités et des corps intermédiaires.
Vous avez dénoncé la faiblesse des institutions européennes face à cette montée. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La réaction des institutions est souvent trop faible, voire incohérente, comme avec les sanctions. J’en ai demandé une contre un député pour propos discriminatoires, mais ces demandes sont rarement suivies d’effets.
Un exemple récent illustre la pression croissante de l’extrême droite au Parlement européen. Le 21 novembre, une table ronde interne sur la lutte antiraciste a été annulée suite à l’intervention de Marion Maréchal et de ses alliés. L’événement devait accueillir Maboula Soumahoro, universitaire franco-ivoirienne spécialiste des questions antiracistes. Les groupes d’extrême droite ont adressé une lettre à Ursula von der Leyen accusant Madame Soumahoro d’être « raciste anti-blanc ». Face à cette pression, la table ronde a été annulée.
“Ce type de victoire symbolique renforce le sentiment de légitimité de ces groupes et leur influence au sein des institutions européennes.” — Mélissa Camara
En tant que Vice-présidente de l’intergroupe sur l’anti-racisme, j’ai adressé une lettre à Roberta Metsola [présidente du Parlement européen, N.D.L.R.] pour lui demander de reprogrammer au plus vite cette conférence. C’est un enjeu majeur de liberté d’expression dans l’enceinte du Parlement européen, mais aussi dans la société.
Enfin, les institutions semblent parfois céder aux idées d’extrême droite pour calmer leur montée. Le Pacte sur l’immigration adopté l’an dernier en est une illustration : il légalise la détention d’enfants aux frontières. Ces reculs nourrissent un cercle vicieux qui ne fait que légitimer leurs discours.
Malgré ce contexte sombre, peut-on encore espérer ?
Ce sont les mobilisations citoyennes qui me donnent de l’espoir. En Pologne, les femmes ont renversé une majorité autoritaire grâce à leur lutte pour l’avortement, qu’elles ont imposées dans les sujets de l’élection législative. En France, lors des dernières élections, j’ai vu des citoyens se mobiliser massivement pour barrer la route à l’extrême droite. Ces sursauts montrent que tout n’est pas perdu !
Et puis, il y a l’humour. Rire, même face aux fascistes, est un moyen de tenir. Avec mon équipe, nous trouvons des moments pour décompresser, et c’est essentiel. Quand tout semble perdu, il nous reste le rire.