Geneviève Pagé : le féminisme québécois entre ruptures, luttes et héritages

Professeure au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Geneviève Pagé travaille depuis de nombreuses années sur le féminisme québécois. Militante et chercheuse, elle analyse les évolutions du mouvement depuis les années 1970 : son enracinement dans les luttes nationalistes et marxistes, les choix d’autonomie, les divisions internes, les glissements vers l’institutionnel, mais aussi les grandes victoires — celle de l’avortement en tête — et les tensions toujours vives autour de l’intersectionnalité, de la diversité, de l’inclusion réelle.

De l’émergence de #MeToo à la montée des discours masculinistes dans les écoles, elle observe une nouvelle génération de féministes, puissantes, créatives, mais confrontées à des formes de backlash* parfois brutales. Et pendant ce temps, les mouvements anti-choix avancent.

Dans cet entretien accordé à Enflammé.e.s le 13 mars 2025 à Montréal, elle revient sur les trajectoires contrastées du féminisme québécois. Une parole politique, incarnée, exigeante — pour lire l’histoire, et comprendre ce qui se joue encore, maintenant.

Geneviève Pagé

Geneviève Pagé, professeure de science politique à l'UQAM et spécialiste des théories féministes (Émilie Tournevache)

 

Vous travaillez depuis de nombreuses années sur l’histoire et les dynamiques du féminisme québécois. Si l’on revient à la fin des années 1960 et au début des années 1970, comment ce mouvement émerge-t-il ? Dans quel contexte politique s’inscrit-il ?

Le féminisme québécois de cette époque n’est pas une apparition soudaine, mais un renouveau. Il émerge dans un moment d’effervescence politique intense, où tout semble en recomposition. Ce renouveau s’ancre au croisement de deux grands courants qui structurent alors les mobilisations : le nationalisme québécois, en pleine expansion, et le marxisme, très présent dans les milieux militants. Beaucoup de jeunes femmes s’engagent d’abord à travers ces mouvements. Elles militent, apprennent, mais finissent par constater que leurs réalités spécifiques — celles qui touchent leurs corps, leurs droits, leurs vies — y sont largement invisibilisées.

De cette prise de conscience naît une volonté de penser l’oppression des femmes en tant que telle, de manière politique, et de s’organiser en conséquence. Un féminisme autonome se construit, parfois en lien avec d’autres luttes, parfois en rupture, mais toujours porté par un besoin urgent de justice.

Ce féminisme est également très influencé par les mouvements américains, notamment dans leurs formes les plus radicales : action directe, prises de parole offensives, mise en lumière des structures de domination. C’est une militance de rue, très incarnée — on manifeste, on occupe, on agit avec nos corps. Le féminisme prend place dans la rue, dans la voix, dans les corps. Cette partie du mouvement n’est pas encore institutionnalisée : elle est brute, vivante, bruyante, animée d’une colère lucide et créative.

La scène féministe est alors foisonnante. Elle accueille une pluralité de groupes, de positions, de stratégies. Certains sont résolument radicaux, en rupture avec les institutions ; d’autres, comme la Fédération des femmes du Québec (FFQ), fondée en 1966, adoptent une posture plus modérée, portée par des femmes déjà insérées dans les milieux professionnels, souvent issues des classes moyennes. Cette diversité donne lieu à des tensions, bien sûr, mais aussi à une complémentarité féconde. Elle permet de porter un large éventail de revendications : accès aux professions libérales, revalorisation des métiers féminisés, création de services de garde, droit à la contraception et à l’avortement, représentation politique.

“La dynamique collective constitue un pilier fondamental de ce féminisme : une force de transformation sociale, capable de réinventer les formes de lutte tout en s’inscrivant dans une histoire plus large — dans une rupture joyeuse et combative avec l’ordre établi.” — Geneviève Pagé

 
 

Dès les années 1970, le féminisme québécois semble déjà se structurer en plusieurs courants, parfois en tension. Comment cette diversité se manifeste-t-elle au sein du mouvement ?

Comme évoqué précédemment, le féminisme québécois ne se construit pas d’un seul bloc. Il se manifeste dès ses débuts dans une diversité de courants, souvent complémentaires, parfois en tension. Certains groupes prônent une rupture radicale avec les institutions et les mouvements dominés par les hommes. Ils misent sur l’action directe, l’autonomie complète, la non-mixité, et une pensée politique forgée à partir de l’expérience concrète de l’oppression.

D’autres militantes investissent plutôt les espaces institutionnels ou associatifs, s’appuyant sur des réseaux professionnels ou militants existants pour porter leurs revendications dans la sphère publique. La Fédération des femmes du Québec incarne cette stratégie d’influence plus modérée, tout en jouant un rôle structurant dans l’écosystème féministe.

Cette diversité n’est pas nouvelle : elle fait la richesse et la complexité du féminisme québécois. Elle permet de faire émerger un éventail large de revendications, tout en expérimentant différentes façons de faire de la politique.

Ce qui demeure constant, c’est une volonté commune de transformation sociale, portée par une énergie militante forte, souvent ancrée dans le quotidien des femmes. Cette pluralité d’approches, loin d’affaiblir le mouvement, lui donne sa force — celle d’être capable d’agir à plusieurs niveaux simultanément.

L’échec du référendum de 1980 marque-t-il un tournant pour le féminisme québécois, avec un glissement vers des formes plus institutionnalisées de militance ?

Oui. À la fin des années 1970, nous assistons à une première vague d’institutionnalisation du féminisme au Québec. C’est un basculement progressif, mais structurant. Le contexte politique évolue : le Parti québécois arrive au pouvoir, et le référendum sur la souveraineté prévu pour 1980 soulève d’immenses espoirs.

Nombre de militantes voient alors dans ce parti un levier possible de transformation sociale. Le PQ intègre certaines revendications féministes à sa plateforme. Pour plusieurs d’entre elles, l’idée d’un Québec souverain offre une promesse : celle d’un gouvernement local, plus proche, potentiellement plus perméable à nos luttes que le Canada fédéral, souvent perçu comme plus conservateur. En décentralisant, on pourrait, peut-être, reprendre du pouvoir.

Mais cette alliance n’a rien d’évident. Les structures partisanes demeurent masculines, verticales, hiérarchisées. Certaines féministes y perçoivent un piège : celui d’une dilution de nos luttes dans des projets qui ne sont pas les nôtres. C’est un pari traversé de tensions, plus qu’un réel consensus.

Lorsque le référendum échoue, en 1980, c’est une véritable claque politique. Le rêve d’un Québec souverain et féministe s’effondre brutalement. On observe alors un essoufflement du militantisme de rue. Peu à peu, les énergies se déplacent vers d’autres espaces : les universités, les groupes communautaires, les centres de femmes deviennent les nouveaux lieux d’engagement.

Cette transition s’explique aussi par les trajectoires de vie : les militantes vieillissent, fondent des familles, occupent des emplois. Et militer exige des ressources. Pour continuer à agir, les groupes féministes sollicitent des financements publics. Cela amorce une professionnalisation du militantisme. Ce n’est pas un renoncement, mais une réinvention des formes d’engagement.

Il faut toutefois souligner qu’un front militant demeure particulièrement actif : celui de l’avortement. Dans les années 1980, les luttes pour le droit à l’avortement restent un moteur important de mobilisation. Là, la rue continue de vibrer. Les féministes manifestent, revendiquent, exigent. Ce combat, ancré dans les réalités corporelles et sociales, maintient vivant le souffle politique du mouvement.

  • Les référendums de 1980 et 1995 s’inscrivent dans un long conflit entre le Québec et le Canada autour de la reconnaissance politique de la nation québécoise. Ils ont profondément marqué l’histoire politique de la province — et traversent en filigrane de nombreuses mobilisations féministes.

    En 1980, le premier ministre René Lévesque propose la souveraineté-association : un projet d’indépendance politique doublé d’un maintien de liens économiques avec le Canada. Le camp du NON l’emporte avec 59,56 % des voix, en grande partie sous l’effet de la promesse d’un « fédéralisme renouvelé » par le gouvernement Trudeau.

    Mais ce renouvellement échoue. En 1982, Pierre Elliott Trudeau rapatrie la Constitution canadienne sans l’accord du Québec — un geste vécu comme une trahison. Les années suivantes sont ponctuées d’échecs successifs : l’accord du lac Meech (1987), rejeté par deux provinces, puis celui de Charlottetown (1992), refusé par référendum.

    C’est dans ce contexte que le référendum de 1995 est convoqué par le premier ministre Jacques Parizeau. Le scrutin est extrêmement serré : le NON l’emporte avec seulement 50,58 % des voix. Le lendemain, Parizeau démissionne, laissant place à Lucien Bouchard.

    Ces référendums ont été des moments charnières pour plusieurs mouvements sociaux. Si certaines féministes ont cru en un Québec souverain plus à l’écoute des luttes pour l’égalité, d’autres ont dénoncé le silence persistant des projets nationalistes sur les réalités des femmes marginalisées. Ces tensions idéologiques et stratégiques ont traversé le mouvement féministe tout au long des années 1980 et 1990.

Comment se passe ce glissement vers l’institutionnel ?

Il s’opère progressivement, par strates, et s'inscrit dans les trajectoires personnelles autant que politiques. À mesure que les militantes des années 1970 avancent en âge, qu’elles fondent des familles ou occupent des emplois stables, la temporalité du militantisme change. L’intensité des mobilisations de rue devient plus difficile à soutenir, et il faut trouver d’autres façons d’agir.

Ce glissement ne marque pas une fin, mais une transformation. Les groupes féministes commencent à se professionnaliser. Là où les engagements étaient auparavant bénévoles, les subventions publiques deviennent une condition de survie. Ce choix n’est pas un reniement idéologique, mais une réponse à une réalité matérielle : militer demande du temps, de l’énergie, des ressources. Et ce temps, il faut pouvoir le dégager.

De nouveaux espaces deviennent alors centraux : les groupes communautaires, en particulier les centres de femmes, consolident leur rôle. Ils remplissent une double mission : offrir des services directs — écoute, hébergement, accompagnement — tout en maintenant une analyse politique critique du système. Cette articulation, bien qu’exigeante, permet de maintenir vivant un féminisme enraciné dans les réalités quotidiennes.

Ce déplacement vers l’institutionnel n’efface pas la force du mouvement : il en modifie les formes, tout en gardant intacte sa portée politique.

Y a-t-il des luttes qui restent très militantes malgré cette transformation du mouvement ?

Oui. L’avortement constitue sans doute l’exception la plus marquante. Tout au long des années 1980, ce combat demeure frontal, éminemment politique, résolument militant. Alors que nombre de luttes féministes s’inscrivent de plus en plus dans les sphères institutionnelles, les mobilisations pour la défense et l’accès à l’avortement continuent d’occuper la rue, les tribunaux, et les tribunes médiatiques.

Ce n’est pas tant le droit à l’avortement lui-même qui est en jeu — il est partiellement décriminalisé depuis 1968, puis totalement en 1988 — mais la possibilité pour les femmes d’y accéder librement, sans entrave, et surtout sans ingérence extérieure. Ce point est au cœur de l’affaire Chantale Daigle, en 1989, qui marque un tournant décisif.

Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada établit clairement que seul le choix de la femme peut déterminer le recours à l’avortement — écartant ainsi définitivement toute reconnaissance d’un "pouvoir paternel". C’est une victoire majeure, non pas pour un nouveau droit, mais pour la clarification et la consolidation d’un droit existant.

Ce moment clôt une séquence militante intense : l’avortement aura été un front central, symbolique, un lieu de mobilisation où les corps, les voix, et le droit se sont affrontés de manière directe. Une lutte emblématique, menée avec détermination, qui continue d’irriguer les mémoires militantes encore aujourd’hui.

Que devient le féminisme québécois dans les années 1990, entre institutionnalisation, désillusions politiques et nouveaux élans militants ?

Le début des années 1990 marque une phase de stabilisation. Les groupes communautaires poursuivent leur structuration, la militance s’installe durablement, parfois au prix d’une forme d’institutionnalisation. C’est une période de latence, où le mouvement semble en pause. Mais en 1995, un nouveau cycle s’amorce, porté par une série d’événements majeurs.

Les grandes grèves étudiantes de 1996 et 1997 redonnent de l’élan aux luttes sociales, en créant des ponts entre générations militantes. Le second référendum sur la souveraineté, la même année, suscite chez plusieurs féministes un espoir de projet collectif égalitaire. Mais le désenchantement est brutal. Le discours de défaite de Jacques Parizeau provoque une fracture politique et émotionnelle profonde. Nombreuses sont celles qui se détournent alors du souverainisme.

Surtout, la Marche du pain et des roses, organisée en 1995, recentre le féminisme sur les luttes contre la pauvreté, l’exclusion, la précarité. Elle affirme que les femmes les plus marginalisées — migrantes, racisées, appauvries — doivent être au cœur des revendications. Accès au logement, à l’emploi, aux services publics : les enjeux économiques redeviennent centraux.

C’est aussi une période où les débats autour de la diversité, de l’immigration, de l’inclusion émergent plus nettement. Le processus n’est ni linéaire ni consensuel : tensions, malentendus, désillusions ponctuent le chemin. Mais des solidarités nouvelles se tissent.

Le Forum pour un Québec féminin pluriel, tenu en 1992, incarne cette volonté de repenser ensemble un projet féministe commun. Des militantes venues de tout le territoire y confrontent leurs perspectives, leurs désaccords, leurs espoirs. De cette confrontation naissent des convergences fortes, et une ambition partagée : articuler pluralité des vécus et unité d’action.

  • Au printemps 1995, plus de 800 femmes marchent pendant dix jours à travers le Québec pour dénoncer la pauvreté qui les frappe de plein fouet. Initiée par Françoise David, alors présidente de la Fédération des femmes du Québec, cette mobilisation se déroule dans un contexte de forte précarité : 20 % des ménages québécois vivent sous le seuil de la pauvreté, quatre familles monoparentales sur cinq sont dirigées par des femmes — dont les deux tiers vivent dans la misère.

    Parties de Montréal, Longueuil et Rivière-du-Loup, les marcheuses convergent vers l’Assemblée nationale à Québec, où elles arrivent le 4 juin 1995. Leur slogan — « Du pain et des roses », emprunté aux ouvrières américaines du XIXe siècle — incarne leur double revendication : de meilleures conditions matérielles (le pain), mais aussi une vie digne (les roses).

    Elles portent neuf revendications concrètes, allant de l’augmentation du salaire minimum à la création de logements sociaux, en passant par l’équité salariale, l’élargissement des normes du travail ou la reconnaissance des besoins spécifiques des femmes immigrantes et victimes de violences.

    La conjoncture politique — quelques mois avant le référendum sur la souveraineté — est favorable. Le gouvernement du Parti québécois répond rapidement à certaines demandes : hausse du salaire minimum, projet de loi sur l’équité salariale, et perception automatique des pensions alimentaires.

    Cette marche marque un tournant symbolique et politique. Elle redonne une visibilité puissante aux luttes des femmes pauvres, en posant la pauvreté comme une question féministe centrale.

Le féminisme entre luttes sociales, politiques natalistes et premières fissures identitaires

Après la Marche du pain et des roses et le second référendum, comment évolue le féminisme québécois dans les années 2000 ?

Les années 2000 ouvrent une période de transition. Certaines structures féministes perdent en cohérence stratégique, d’autres se désorganisent, mais une partie du mouvement se réinvente dans de nouveaux espaces, sous de nouvelles formes.

Deux foyers majeurs alimentent ce renouveau. Le premier, porté par les mobilisations altermondialistes — de Seattle en 1999 à Québec en 2001 — crée un terrain fertile pour une nouvelle génération de militantes. En se connectant à des luttes internationales contre le capitalisme mondialisé, le féminisme québécois retrouve du souffle et un nouvel ancrage collectif.

Le second foyer est lié à l’émergence des mobilisations et pensées queer, qui gagnent en visibilité au tournant de la décennie. Elles bouleversent les cadres établis, interrogent les normes de genre et les catégories d’identité. Cela provoque des remous dans les milieux militants, mais ouvre aussi la voie à une transformation plus inclusive du féminisme.

Parallèlement, la fracture entre féminisme et nationalisme s’élargit. Après le référendum de 1995, l’idée d’un Québec souverain et féministe s’effondre. L’arrivée de Lucien Bouchard à la tête du Parti québécois marque un virage néolibéral : coupes dans les services publics, désengagement social, rétrécissement de l’État-providence. Ces politiques entrent en contradiction directe avec les principes de justice sociale portés par les féministes.

Certaines mesures, pourtant, semblent aller dans le bon sens. En 1997, le Québec met en place un réseau public de garderies à 5 $, puis, en 2001, le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), qui accorde aux parents un congé d’un an, rémunéré, partagé entre les deux conjoints. En comparaison canadienne comme internationale, ce sont des politiques remarquables, qui ont réellement amélioré la vie des familles, et en particulier celle des mères.

Mais pour bien les comprendre, il faut les replacer dans leur contexte politique et idéologique. Ces politiques familiales sont aussi conçues comme des réponses à la baisse du taux de natalité, dans une perspective où la reproduction devient un enjeu d’avenir pour la société québécoise.

Ce cadrage soulève des interrogations. Qui sont les femmes concernées ? À quelles conditions sont-elles encouragées à avoir des enfants ? Les politiques pro-famille peuvent, parfois, véhiculer une certaine vision normative de la maternité, qui ne prend pas en compte la diversité des trajectoires et des réalités, notamment celles des femmes immigrantes ou racisées, souvent absentes des récits dominants.

Dans ce contexte, on peut se demander dans quelle mesure le féminisme est mobilisé non pas seulement pour libérer, mais aussi pour soutenir un projet démographique. Cela crée un malaise : oui, ces mesures ont eu des effets concrets positifs — mais à quel prix, et pour quels objectifs ? Cela révèle l’ambiguïté d’un féminisme parfois instrumentalisé par des logiques d’État, ce qui soulève encore aujourd’hui de vifs débats.

Le traité signé en 2003 entre la FFQ et Femmes autochtones du Québec marque-t-il un véritable tournant dans la prise en compte des enjeux autochtones par le féminisme québécois ?

C’est un moment important, sans doute l’un des gestes les plus forts de l’époque sur le plan symbolique. En 2003, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et Femmes autochtones du Québec (FAQ) signent un traité « de nation à nation ». Cet acte manifeste une volonté d’alliance politique fondée sur la reconnaissance mutuelle, le respect des souverainetés et l’écoute des différences.

Mais il faut reconnaître que cette volonté, aussi sincère soit-elle, se heurte à la complexité du réel. Ce n’est pas parce que nous signons un traité que les pratiques se transforment automatiquement.

À cette époque, les enjeux autochtones — les stérilisations forcées, le racisme systémique, les violences policières, la disparition et l’assassinat des femmes — restent encore largement en marge de l’analyse féministe dominante. Ce sont des réalités brutales, enracinées dans l’histoire coloniale, mais trop souvent traitées comme périphériques.

Cette tension entre discours inclusif et pratiques excluantes traverse tout le féminisme québécois de ces années-là. Il faudra encore du temps, de l’écoute, et du courage politique pour que ces réalités soient pleinement intégrées aux luttes communes.

L’intersectionnalité, une tempête nécessaire

À partir de 2010, la notion d’intersectionnalité gagne en visibilité dans les milieux féministes québécois. Que change-t-elle ?

L’intersectionnalité n’est pas une tendance passagère. Elle marque une remise en question profonde — et salutaire — du féminisme dominant, blanc, hégémonique. Au Québec, ce basculement s’est cristallisé lors des États généraux du féminisme en 2013. Ce fut un moment fort. Des militantes racisées, autochtones, migrantes ont pris la parole pour affirmer haut et fort : « Nous sommes là, et nous refusons d’être reléguées à la marge. »

“L’intersectionnalité ne consiste pas à ajouter quelques enjeux « particuliers » aux revendications existantes. Elle nous oblige à repenser les luttes féministes à partir de réalités sociales imbriquées — le genre, la race, la classe, le handicap, le statut migratoire, l’orientation sexuelle. Elle transforme la manière même dont nous concevons l’universel.” — Geneviève Pagé

Ce changement ne surgit pas de nulle part. Dès les années 1990, certaines féministes soulevaient déjà ces enjeux, mais souvent à travers un vocabulaire plus flou : on parlait alors de femmes « davantage discriminées » ou « issues de la diversité ». C’était bien intentionné, mais insuffisant pour refonder l’analyse féministe.

Un exemple emblématique est celui de la justice reproductive. Longtemps, les luttes féministes se sont centrées sur l’accès à l’avortement ou à la contraception — des revendications cruciales, mais surtout portées par et pour des femmes blanches, de classe moyenne, à qui l’on demandait d’avoir des enfants. Qu’en est-il, en revanche, des femmes autochtones, racisées, incarcérées, à qui l’on impose de ne pas en avoir ? Qui subissent stérilisations forcées, refus de soins, ou contrôle social ? Le concept de justice reproductive permet d’unir les revendications autour de l’autonomie des femmes sur leur corps avec une visée de justice sociale en soulignant les éléments communs aux différentes manifestations du contrôle sur le corps des femmes. Penser en termes de justice reproductive nous permet de penser de manière simultanée le fait de vouloir et de ne pas vouloir des enfants, et les conditions dans lesquels nous souhaitons les élever.

C’est là tout l’enjeu : ne plus penser l’universel à partir d’un seul vécu. Ce que nous considérions comme « général » pendant des décennies était en réalité l’expérience d’une portion privilégiée. Il est temps que toutes les voix deviennent centrales. Que le féminisme soit pensé pour toutes, à partir de toutes.

Cela a-t-il été difficile à intégrer pour les structures féministes existantes ?

Oui, cela a été douloureux. L’arrivée de l’intersectionnalité dans les milieux féministes québécois a provoqué de véritables secousses. Il y a eu des conflits internes, des départs brutaux, des groupes qui se sont effondrés. Ce concept a mis en lumière des inégalités structurelles longtemps niées ou minimisées, obligeant le mouvement à se regarder autrement.

Et ce bouleversement n’a pas eu lieu en terrain neutre : il a surgi au cœur d’un cycle d’austérité. Les coupes dans le financement des groupes communautaires ont fragilisé les structures existantes, rendant très difficile, matériellement, ce travail d’ouverture, d’écoute et de transformation.

Il faut aussi comprendre comment s’organise le féminisme québécois : d’un côté, les groupes communautaires de base, ancrés dans les territoires, tournés vers l’action sociale ; de l’autre, des groupes dits « nationaux », presque tous basés à Montréal, investis dans la production politique et théorique. C’est dans ces derniers que l’intégration de l’intersectionnalité s’est d’abord imposée.

Cette asymétrie a creusé un malaise. Dans plusieurs régions, des militantes se sont senties marginalisées, voire mises à l’index. Pour certaines, le mot « intersectionnalité » résonnait comme un mot venu de la ville, un agenda théorique sans lien avec leur réalité. Ce sentiment d’incompréhension mutuelle a nourri une fracture entre le centre et la périphérie, entre des discours perçus comme abstraits et les préoccupations très concrètes du terrain.

Et pourtant, à travers ces tensions, une transformation nécessaire était à l’œuvre. L’intersectionnalité obligeait à repenser les rapports de pouvoir au sein même du féminisme. Et si la douleur du passage a été réelle, elle était peut-être le prix à payer pour une refondation plus lucide, plus juste, plus inclusive.

Comment les structures militantes féministes ont-elles été affectées par cette remise en question, dans un contexte de crise et de transformation ?

On a assisté à une destructuration, au sens littéral du terme. Les réseaux féminins traditionnels, qui fonctionnaient autour d’un centre national à Montréal et d’un maillage régional de groupes communautaires, ont vu leur cohérence interne s’éroder. Le leadership s’est fragmenté. Certaines militantes se sont éloignées, d’autres ont claqué la porte. Des groupes ont explosé, ou sont entrés dans une crise profonde.

Ces tensions internes ont coïncidé avec un moment charnière dans le renouvellement idéologique du mouvement. L’intersectionnalité s’imposait comme exigence politique, notamment à la suite des États généraux du féminisme de 2013. Mais cette transition s’est opérée dans un contexte de fortes contraintes matérielles. Les groupes féministes avaient moins de ressources pour faire plus de travail politique.

Il faut aussi comprendre que les groupes communautaires de base — comme les centres de femmes ou les maisons d’hébergement — sont souvent très ancrés dans le terrain, dans l’action directe, dans la réponse aux besoins. Tandis que les groupes nationaux, presque tous basés à Montréal, portent l’analyse politique, la représentation publique, le plaidoyer. Cela crée un décalage structurel.

Dans les régions, certaines militantes ont eu l’impression qu’on leur imposait un agenda venu du centre, parfois déconnecté de leur réalité. Le mot « intersectionnalité » a pu apparaître comme une injonction venue d’en haut, trop théorique, trop urbaine.

“Et pourtant, aussi douloureux que ce processus ait été, il était nécessaire. Nous ne pouvions plus continuer à invisibiliser certaines femmes tout en prétendant parler au nom de toutes. Ce féminisme-là — hégémonique, homogène, confortable — devait être interrogé. Et dans cette crise, c’est l’âme politique du mouvement qui s’est réanimée.” — Geneviève Pagé

Aujourd’hui, il y a une fébrilité féministe. Quelque chose se prépare…

Et dans la dernière décennie, notamment depuis #MeToo, comment les jeunes féministes se mobilisent-elles ?

Il y a eu, ces dernières années, une montée en puissance impressionnante. Jamais les jeunes féministes ne se sont exprimées avec autant d’assurance, de visibilité et de continuité. Cette mobilisation est diffuse, mais puissante.

Le mouvement #MeToo a agi comme un catalyseur. Il a mis en lumière l’ampleur des violences sexuelles — non pas comme des faits isolés, mais comme des pratiques banalisées, enracinées dans les rapports sociaux. Il a profondément modifié les perceptions du sexisme, du consentement, et des dynamiques de pouvoir.

Parallèlement, les modes d’organisation ont changé. Beaucoup de jeunes militantes refusent les formes traditionnelles (assemblées générales, structures fixes), préférant des actions ponctuelles, virales, numériques. Ce féminisme en ligne, en réseaux, fonctionne par vagues successives, par mots-clés, par storytelling. Il est plus insaisissable, mais aussi plus rapide, plus réactif, et souvent plus inclusif.

Ce nouveau souffle comporte ses propres tensions. Il favorise une parole immédiate, parfois au détriment du débat structuré. Mais il permet aussi de rompre l’isolement, de se mobiliser vite, de visibiliser des violences longtemps tues. Il fait bouger les lignes, même s’il dérange, même s’il désoriente.

Et les hommes, justement, s’impliquent-ils ?

Oui, mais leur engagement demeure souvent en retrait, ponctuel, ou ciblé sur des enjeux qui les concernent directement. Un exemple marquant est la crise des garderies : lorsque l’absence de place menace l’équilibre familial ou professionnel, certains pères se mobilisent. Ils interpellent les élu·es, prennent la parole, car cela les touche concrètement. Ce soutien reste toutefois ponctuel et très en retrait par rapport à l’engagement massif, visible et structurant des mères, qui portent l’essentiel des luttes.

Mais quand il est question de violences sexuelles, le silence reste dominant. Le mouvement #MeToo a révélé l’étendue de comportements problématiques banalisés — et l’idée troublante que l’agresseur n’est pas toujours un inconnu, mais parfois un ami, un ex, un soi.

Ce renversement a provoqué un malaise : comment soutenir une cause quand on n’est pas certain d’en être complètement extérieur ? Cette proximité de l’agression rend la parole difficile. Certains hommes ont préféré se taire, par peur d’être interpellés. D’autres soutiennent, sincèrement, mais à distance, dans une position prudente.

Ce retrait est souvent interprété comme un désengagement, mais il peut aussi être le signe d’un inconfort politique réel : celui de devoir regarder en face ses propres gestes, ou ceux de ses proches. Le féminisme contemporain oblige à cet examen intime — et c’est sans doute l’un de ses effets les plus profonds.

Malgré un consensus apparent autour du droit à l’avortement, les mobilisations anti-choix progressent au Québec. Comment l’expliquer ?

Les mouvements anti-choix ont très bien compris que le Québec constitue aujourd’hui la province la plus favorable à l’avortement au Canada. Et que s’ils veulent infléchir la tendance à l’échelle nationale, c’est ici qu’ils doivent frapper.

C’est ce qu’ils ont tenté lors de la Marche pour la vie organisée à Québec le 1er juin 2024. Cette mobilisation massive a surpris : beaucoup croyaient le droit à l’avortement solidement ancré, presque intouchable, au Québec.

À la suite de cette marche, la ministre de la Condition féminine, Martine Biron, a consulté plusieurs groupes féministes pour envisager l’inscription du droit à l’avortement dans la loi québécoise. Et toutes ont répondu non.

Pourquoi ? Parce qu’un encadrement législatif ouvrirait la porte à des restrictions. Aujourd’hui, aucune limite de délai n’est imposée, aucune justification n’est exigée. C’est un cadre rare, fondé sur le principe absolu de l’autonomie des femmes.

“Or, dès qu’un droit est codifié, il est balisé — par le temps, par des critères médicaux ou sociaux. Et ce qu’on encadre devient vulnérable : ces balises peuvent ensuite être resserrées, vidées de leur substance. C’est là que réside toute la lucidité stratégique des militantes féministes : refuser cette tentation juridique, car dans ce cas précis, l’imprécision protège mieux que la loi.” — Geneviève Pagé

Dans les écoles secondaires, observe-t-on aujourd’hui une polarisation marquée entre filles et garçons autour des questions féministes ?

Oui, et c’est très préoccupant. Dans les écoles secondaires, nous assistons à une polarisation croissante entre les jeunes filles et les jeunes garçons.

D’un côté, des adolescentes très politisées, qui se revendiquent féministes, s’engagent, prennent la parole. De l’autre, des garçons qui s’identifient à des figures masculinistes comme Andrew Tate, et qui intègrent des discours de plus en plus virulents contre l’égalité des genres et la pluralité des genres, et des discours homophobes et transphobes.

Cette tension est particulièrement palpable lors des cours d’éducation à la sexualité. Les enseignant.es sont souvent démuni.es : iels ne savent pas toujours comment répondre à ces prises de position sans risquer de stigmatiser davantage les garçons. Or, les marginaliser, c’est souvent renforcer leur repli vers ces discours de haine.

Nous avons lancé plusieurs recherches pour mieux comprendre ce phénomène. Un collègue, Francis Dupuis-Déri, mène une étude auprès du personnel enseignant. De même, Julie Deschenaux a soumis une demande de subvention pour enquêter sur ce phénomène dans les cours d’éducation à la sexualité, recherche sur laquelle je suis co-chercheure.

Il devient urgent de repenser nos outils pédagogiques, de former les intervenant.es à ces réalités. Ce n’est plus un débat théorique : les divisions idéologiques traversent désormais nos salles de classe.

  • Backlash : Le terme « backlash », qu’on peut traduire par « retour de bâton », désigne la réaction violente ou hostile de certains groupes conservateurs ou masculinistes face aux avancées des droits des femmes. Théorisé pour la première fois par la journaliste américaine Susan Faludi, il renvoie à l’ensemble des stratégies mises en œuvre pour freiner ces progrès — voire pour faire reculer les droits déjà acquis.

 
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